La loi du 10 juillet 1989 (voir la bibliographie), dite “ loi d’orientation sur l’éducation ”, et plus significativement encore, “ loi Jospin ”, marque une étape décisive dans l’histoire de l’éducation, et ceci à plus d’un titre.
Préparée en particulier en 1987 par le rapport de Jean Andrieu au Conseil Economique et Social, portant sur l’évolution des relations entre l’école et le monde économique, elle est tout d’abord présentée sans susciter, paradoxalement, de commentaires excessifs, sans réaction syndicale de très grande envergure. Assez méconnue jusqu’à une date récente cette loi ne va pourtant cesser de faire parler d’elle, lorsque les partenaires de ce qu’il est actuellement convenu de nommer la “ communauté éducative ” découvriront que les différents textes, circulaires et décrets d’application, dont elle constitue le cadre général, loin de revenir sur les effets néfastes produits par certaines dispositions antérieures préjudiciables à l’intérêt des élèves – comme la disparition des dédoublements, ou l’allégement des programmes déjà fortement critiqués par les forces de gauche en 1975 -, ne vont cesser d’approfondir la tendance de la diminution d’offre qualitative et quantitative d’éducation.
La dénaturation des finalités de l’école dont cette loi ne fait que constituer le cadre réglementaire va se vérifier au fil des réformes successives qui ne cessent depuis 1989 de transformer le paysage scolaire. Niant par exemple l’évidence de la finalité d’ “ instruction ” – le mot n’est pas seulement employé une seule fois dans le texte de loi -, pour finalement laisser la place à celle d’animation, sapant l’autorité du professeur par une négation de son savoir, elle évacue purement et simplement celui-ci, plaçant désormais l’élève “ au centre du système ” comme référence absolue de la “ culture commune ” : c’est en effet par cette expression bien peu rigoureuse dans son principe que Philippe Meirieu, directeur très officiel de l’INRP sous le ministère de Claude Allègre, définit le savoir scolaire qu’il convient selon lui désormais d’enseigner d’urgence en lieu et place de connaissances disciplinaires nourries par une formation universitaire intellectuellement exigeante.
Citons à titre d’exemple le passage de la loi destiné à définir le rôle des enseignants : ceux-ci “sont responsables de l’ensemble des activités scolaires des élèves ”, “ ils apportent une aide au travail personnel des élèves et en assurent le suivi. Ils procèdent à leur évaluation ”. Point final, pour ce qui est du texte de la loi sur la mission des professeurs et leur rôle dans l’école.
S’il est difficile en si peu de temps de citer l’ensemble des dispositions néfastes contenues en germe dans le texte de la loi d’orientation, il est toutefois nécessaire de préciser celles qui ont participé le plus activement à la mise à sac de l’école et à ce qu’il faut bien nommer la déscolarisation de très nombreux élèves – citons par exemple le rapport Ferrier qui fait état de 20% d’élèves illettrés à l’arrivée en classe de sixième.
Tout d’abord, nous évoquerons l’organisation de l’école, de la maternelle à l’université, en “ cycles ”, pendant lesquels il est pour ainsi dire impossible de faire redoubler les élèves, décision qui trouve son inspiration dans le rapport Andrieu, où on lit par exemple page 6, la phrase suivante qui laisse clairement apparaître les véritables motivations de cette disposition :
“ Chaque année, il est possible d’estimer à plus de 25 milliards de francs le seul coût des redoublements pour le seul ensemble de ceux et celles qui du CP parviennent aux classes terminales des seconds cycles. Chaque année, les prolongations de scolarité constatées dans les formations supérieures sont à l’origine de surcoûts qui peuvent être estimés pour les seuls premiers cycles des universités à près de 2 milliards de francs. ”
Le passage quasi-automatique en cours de cycle, qui favorise l’hétérogénéité des élèves, s’ajoute à une autre disposition achevant de rendre cette hétérogénéité ingérable dans certains établissements : la disparition de l’orientation possible en Lycée Professionnel en fin de 5e, et la fermeture de la plupart des CAP. Il va de soi que si cette disposition est en cohérence parfaite avec le souhait, tout à fait louable, d’élévation de la formation professionnelle représentée par la création des bacs professionnels par Jean-Pierre Chevènement, c’est bien davantage l’objectif dévoyé des 80% d’élèves reçus au bac général quel que soit leur niveau scolaire réel qui est poursuivi ici, que celui des “ 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat ”.
Le troisième dispositif, chargé de boucler le système inauguré par les deux précédents en assurant définitivement et de manière purement idéologique, leur efficacité destructrice, c’est la création des Instituts Universitaires de Formation des Maîtres, chargés à terme d’unifier la formation des enseignants du primaire et du secondaire. Cette question devant être abordée par plusieurs intervenants aujourd’hui, je me contenterai de centrer mon propos sur l’essentiel. Signalons tout d’abord que la préfiguration des IUFM se trouvait déjà dans les prévisions de l’OCDE en 1975, comme en témoigne l’article de François Blanchard cité dans la bibliographie disponible dans la salle. L’idéologie qui sous-tend la formation des Maîtres actuellement enseignée dans les IUFM pourrait se résumer en un seul mot : “ qui peut le moins peut le plus ”, qui pourrait servir de slogan à l’institution dans son état actuel et que ne cessent de professer, par un grand écart spéculatif qui doit faire rougir dans sa tombe notre bon Descartes, les “ formateurs des Maîtres ”, bien peu dignes de ce nom. Cette distorsion de la logique déjà à maintes reprises dénoncée dans cet exposé se vérifie à tous les niveaux de ce qui est enseigné, ou plutôt de ce qui n’est pas enseigné, à l’IUFM.
Un dogme sévit dans ces chapelles consacrées à une dévotion d’un nouveau genre, particulièrement en cours ces derniers temps : c’est qu’on n’apprend jamais mieux aux élèves que quand on ne leur apprend rien, et l’application pratique de ce dogme a un nom : l’ “ interdisciplinarité ”. Ce principe qui veut restaurer du lien entre les différentes disciplines n’a en réalité pour but que de les détruire. Comment pourrait-il en être autrement dès lors que “ parcours diversifiés ”, “ travaux croisés ” et autres “ itinéraires de découverte ” en passe entre parenthèses de devenir obligatoires à la rentrée prochaine en cas de victoire d’un certain candidat, ne s’appliquent jamais, comme l’expérience nous le prouve, qu’au détriment des horaires des cours dont ils ne cessent de rogner progressivement la substance et la durée ? Peut-on demander à des élèves qui, pour beaucoup d’entre eux ne maîtrisent réellement aucune discipline du fait des difficultés graves qu’ils éprouvent en lecture, de maîtriser ce qui existe “ entre les disciplines ”, qui ne peut malheureusement dans leur cas que se réduire à néant ? Quel esprit borné ne comprendrait cela ?
C’est la même logique insensée qui fait ôter des programmes tout ce qui fait difficulté, qui régit les réformes en philosophie, en mathématiques, en histoire-géographie, et bien sûr en français, si tant est que pour accomplir le désastre de l’école il faille d’abord s’en prendre à ce qui assurait jusqu’alors la cohérence du système : la connaissance de la langue, sans laquelle aucun survol, même superficiel d’aucune œuvre littéraire, philosophique, voire artistique, n’est possible.
C’est la même logique insensée qui fait enfin retour de manière symptomatique dans une parole sur laquelle je choisis d’achever, en guise de témoignage, mon exposé :
En poste dès le début de ma carrière dans un collège de 1200 élèves classé Zep et sensible, et avant d’obtenir la mutation au lycée Henri IV où j’exerce actuellement, j’ai pu observer durant sept années consécutives les difficultés extrêmes que rencontraient les élèves, qui pouvaient toutes se résumer à des lacunes énormes dans les domaines de la lecture et de l’écriture, particulièrement nettes à leur arrivée en 6e. En 94, en pleine euphorie de la politique des Zep, un système existait au collège, initié par plusieurs collègues épris de “ pédagogies innovantes ” : il ne s’agissait de rien moins que d’utiliser 2 heures hebdomadaires par division de 6e pour accomplir ce que la Principale de l’établissement nommait alors des “ options ” : il y avait ainsi l’“ option danse ”, l’“ option judo ”, l’“ option théâtre ”, l’“ option video ”. Alertés par les difficultés à lire et à écrire de nos élèves de 6e, nous sommes un jour allés, trois collègues de lettres et moi-même, faire part à la Principale de notre demande d’établir un autre “ projet innovant ” pour les élèves : ouvrir un cours de soutien pour leur apprendre à lire et à écrire. Je vous livre textuellement la réponse que nous fit le chef de cet établissement :
“ Le français c’est comme la purée, quand les élèves n’aiment pas ça, faut pas leur en donner. ”