Daniel PENNAC , Chagrin d’école ( Gallimard, 2007) un article de Michel Leroux

Un an après François Bégaudeau, récompensé en 2006 par le  prix Télérama / France-Culture pour Entre les murs, puis honoré à Cannes pour l’adaptation de son livre par le cinéaste Laurent Cantet lauréat de la Palme d’or 2008, Daniel Pennac  a figuré plusieurs mois dans le palmarès des meilleures ventes avec Chagrin d’école, Prix Renaudot 2007. Un article ayant été consacré ici, en 2006, à François Bégaudeau, il était naturel que Daniel Pennac,dont l’ouvrage est à la fois une autobiographie et une réflexion sur l’école, y  trouve à son tour droit de cité.

 

Autobiographie d’un cancre.

Parler d’autobiographie à propos de Chagrin d’école, c’est moins classer cet ouvrage dans un genre  littéraire auquel il échappe souvent, que souligner le caractère extrêmement personnalisé du témoignage  sur l’école qui en fait le contenu. Si en effet l’amorce du livre semble promettre une autobiographie classique,  on renonce vite à enfermer dans une étroite définition  un ouvrage qui relève tour  à tour du dialogue, de la conférence, du documentaire,  de la parabole,  de l’homélie ou du psy-show.

Présenté comme le récit de sa propre genèse, Chagrin d’école est d’abord une enquête sur les tourments scolaires que connut Daniel Pennac avant de devenir auteur célèbre et d’exercer pendant vingt-cinq ans la fonction de professeur de lettres, durée qui le rend sans doute plus crédible qu’un François Bégaudeau  parti  au bout de huit ans .

Le portrait que donne l’auteur du cancre dont il est issu n’échappe pas à l’ambiguïté qui caractérise si souvent  l’évocation des enfances rebelles. Nul, en effet, ne se targue  jamais d’avoir été un élève moyen ou docile, à croire que les écoles n’ont été peuplées que de premiers et de derniers de la classe. Pis encore, les revendications de nullité scolaire sont si communes que l’on en vient à se demander comment tant de gens à la fois ont pu trôner sur le banc d’infamie. On peine donc à distinguer dans ce genre d’allégations ce qui est l’expression d’une franche humilité, de ce qui relève de l’autocélébration masquée. A cet égard, ce n’est pas sans une certain malaise que j’ai pu voir, aux actualités télévisées de 20 heures,  Daniel Pennac confesser  à une classe de banlieue, que  l’auteur célèbre qui leur parlait avait bel et bien été «un cancre». Même sentiment à la lecture du Télérama du 10/10/2007 illustré de photographies complaisamment tirées de l’album familial : le cancre à trois ans  sur les genoux de son grand frère, le même à douze ans devant son pupitre. Sans doute faut-il incriminer ici  les nécessités d’une promotion à laquelle les écrivains acceptent ordinairement de se plier ; c’est aux mêmes nécessités que l’on doit probablement la présence, sur la quatrième de couverture, d’un fac-similé de bulletin trimestriel où un choeur de déplorations professorales établit les lettres de  noblesse inversée d’un cancre anonyme. Au moins trouve-t-on matière à rire dans ce document où un professeur  se laisse plaisamment aller à une « erreur orthographique » (« Beaucoup trop d’abscences !»), mais fort opportunément dans la rubrique  E.P.S.

Faisons pourtant crédit à notre auteur célèbre dont la maman nonagénaire s’inquiète encore pathétiquement, au début du livre, sur son sort. Résolu à payer de sa personne pour traiter de la question lancinante de l’échec scolaire, il s’est exposé en première ligne sur  un terrain spongieux,  prenant ainsi  le risque  d’apparaître sous les traits du designer Guy Degrenne. On se souvient peut-être du  spot publicitaire où cet orfèvre exerçait  avec éclat sa revanche de cancre sur les tourmenteurs  de l’école républicaine qui lui avaient constamment glapi aux oreilles : « GUY DEGRENNE ! CE N’EST PAS EN DESSINANT DES FOURCHETTES QUE VOUS DEVIENDREZ QUELQUE CHOSE ! » On devine la suite : Guy Degrenne n’est pas devenu un vieux pion comme ses persécuteurs. Grâce à  ses fourchettes, il tient aujourd’hui le haut du pavé. De là à  mal juger l’école, il n’y a qu’un pas.

Ce pas, Daniel  Pennac s’est  gardé  de le franchir.

Le « devenir »  du cancre

Non seulement Daniel Pennac ne s’en prend pas à l’école, mais il  souligne judicieusement combien elle peut représenter pour les élèves un rempart contre leur propre famille. S’il devait d’ailleurs désigner un coupable, ce serait d’abord lui-même. L’élève Pennac avait en effet tout pour lui : père (polytechnicien) attentif, mère aimante, foyer chaleureux peuplé de frères pleins de sollicitude. On le voyait déjà gravir tous les échelons de la carrière des honneurs.

Mais non. Un an pour identifier la lettre « A » ! (Vraiment ?) Et tout à l’avenant. Paralysie, peur de l’échec. Au point de se résoudre à fracturer le coffre-fort familial dans le seul but d’acheter l’attention d’un professeur indifférent et impitoyable. Bilan : inscription dans un pensionnat.Tout cela  ne sonne pas faux, mais quel est ce cancre qui, percé à jour par un professeur de troisième plus psychologue que la moyenne, est dispensé de dissertations ( on faisait donc des dissertations en troisième ?) pour se voir confier la rédaction d’un roman, et trouve tout à coup l’énergie de livrer des chapitres d’une correction exemplaire, alors qu’il était aussi mal embouché en orthographe qu’en syntaxe ? Voilà sans doute un garçon  écrasé par l’anxiété de sa mère, la réussite de ses frères, le prestige de son père, et dont le cerveau, à la seule idée de faillir , a tremblé comme la main. Conduite d’échec caractérisée dont le remède n’est autre qu’une inflexible bienveillance. L’enfant  que la peur d’échouer tenaille et qui ne trouve pas dans les yeux du maître la lueur  indispensable à la confiance en soi, peut connaître une terrible souffrance. Elle s’apparente au désarroi que l’anthropologue Malinowski, visitant les îles Trobriand au début du siècle dernier, nomma « déficit informationnel », affection qui poussa au suicide des  Polynésiens victimes d’un intolérable sentiment d’infériorité.

Daniel  Pennac qui a eu, lui, la bonne fortune de croiser le chemin de «repêcheurs d’homme », se regarde comme un authentique rescapé. Reconstituant le martyre d’un élève conscient de son indignité scolaire et ballotté  entre servilité et orgueil, il a touché juste et les parents d’élèves qui ont assuré le succès de son livre n’ont pas manqué de trouver dans cette « physiologie du cancre » un précieux réconfort. Tantôt stoïcien revendiquant la disgrâce qui lui est imposée — quitte à s’enivrer  suffisamment de sa force d’âme pour s’abandonner à la provocation, tantôt victime écrasée par la dépréciation de soi au point de sombrer dans la dépression, le réprouvé scolaire se trouve ici noblement réhabilité. Réduit à combattre l’école d’une main en rassurant sa famille de l’autre, ce personnage pathétique échafaude, au fil du temps, une pyramide de mensonges et d’excuses dont l’instabilité lui est une menace permanente.

Il reste que le cancre Pennac, en raison même du caractère exceptionnel de son parcours et de sa métamorphose, ne saurait fournir un modèle adéquat pour une réflexion générale sur l’échec scolaire ni nous éclairer vraiment, en dépit d’une communauté partielle de symptômes, sur le cas  de Maximilien, l’archétype du collégien de banlieue qui occupe la dernière partie   du livre .

Quel rapport établir en effet entre un jeune phénomène issu des beaux quartiers qui, selon son mémorialiste, a lu en  troisième  Les liaisons dangereuses, A  rebours,  Mythologies de Roland Barthes et Les choses de Pérec, et les élèves en perdition des collèges difficiles d’aujourd’hui ? A en croire Daniel Pennac, le sauvetage du premier et des seconds serait essentiellement l’affaire des professeurs et non de la pédagogie. La question des méthodes, d’ailleurs, mises à part les siennes propres qui  paraissent souvent trop inspirées pour être exportables, ne donne lieu à aucun développement dans Chagrin d’école où  les modes  fluctuantes d’une pédagogie officielle régissant un personnel moutonnier  font à peine l’objet d’un paragraphe. Bref, pour Daniel Pennac, il ne s’agit pas de réformer l’enseignement mais bien de  convertir  les enseignants à l’Amour.

Maximilien  et la « connivence culturelle »           

L’amour, pourquoi pas après tout ? Mais cette proposition qui conclut une diatribe contre la «stigmatisation» des cancres modernes incarnés par  Maximilien, jeune rebelle issu de l’immigration, me paraît minimaliste. Daniel Pennac a certes pleinement  raison  de s’indigner que l’on fasse de 0,4% de la population scolaire des « cancres emblématiques»  et « qu’on ne parle que d’eux lorsqu’on parle de l’école». Mais à trop s’en tenir à  l’antiracisme et à l’Amour, on risque  de faire la part   belle aux sentiments au détriment de l’analyse.

Sans aucun doute, chacun aura reconnu  sous le terme  d’ « amour »  la scrupuleuse et tendre exigence que l’auteur se flatte d’avoir exercée à l’égard  de ses  élèves dont la plupart sont  sortis  de ses mains  aussi ferrés à glace en orthographe et grammaire que férus des grands textes  qu’il leur a fait  apprendre par coeur.

Mais à quel public scolaire s’adressait le professeur de Chagrin d’école, et l’auteur oublie-t-il que Maximilien ne lit pas Roland Barthes ?  Que  signifie surtout l’impasse totale que fait  le livre sur la formation des professeurs, le contenu des programmes obligatoires, la nature des méthodes en vogue et l’idéologie qui a les a inspirées ? Il n’est pourtant pas indifférent que la pédagogie institutionnelle se soit appuyée depuis des décennies, avant qu’elles ne prennent  officiellement  le  pouvoir en  1991, sur les théories constructivistes et la « sociologie de la reproduction », au nom desquelles on regarde  comme une «violence symbolique» le fait d’imposer « aux nouveaux publics »,  l’apprentissage systématique de la langue et le commentaire des auteurs classiques. Pourquoi diable Daniel Pennac ne mentionne-t-il pas  non plus  que l’on doit  à la même idéologie le  « décloisonnement »  des cours de français   désormais réduits, pour l’étude de la grammaire et de l’orthographe, à un saupoudrage et pour celle de la littérature, à des  «contenus objectivables» tirés de la narratologie ou de la critique structurale,  au détriment de toute approche nourricière ? Est-ce parce qu’on doit ces réformes à un gouvernement de gauche ?

Il eût été important de dire, enfin, que la célèbre notion de « connivence culturelle » dont l’ingénierie éducative  s’est  autorisée pour réduire à une portion abstraite et  évaluable la culture des «nouveaux publics »,  est loin d’être un concept innocent. D’abord  parce qu’elle sous-entend que les oeuvres de  Molière, Voltaire, Hugo ou Camus,   appartenant à la  « culture des dominants»,  n’ont pas  vocation à l’universalité. Ensuite, parce qu’elle laisse supposer l’existence d’un déterminisme  social  ou ethnique  qui rendrait  vaine l’entreprise de la transmission culturelle aux « nouveaux »publics.

Cela dit, Daniel Pennac fait  un excellent portrait de tous ces Maximilien, aussi équipés matériellement que démunis intellectuellement et qui,  livrés au pouvoir du marketing, parviennent  précocement  à la seule «maturité commerciale». Chagrin d’école ! ! ! Suffira-t-il  de leur donner de l’Amour ?

J’en doute. A moins que cet amour  ne se mue en colère contre les obstacles idéologiques qui leur barrent objectivement l’accès à la vie de l’esprit. Puisqu’il tenait apparemment à donner dans l’imprécation, pourquoi Daniel Pennac n’a-t-il pas vitupéré ceux qui enferment les Maximilien dans l’attitude compensatoire de l’incivilité, plutôt que de s’en prendre, avec une surprenante condescendance, à un certain animateur de France-Culture ?

C’est une autre manière de dire que,  pour  donner  à Maximilien une seule chance de connaître  la métamorphose qui permit l’envol du jeune Pennac, l ‘Amour ne suffira pas : il faudra encore le secours du  courage intellectuel.