MAIS 6b

Par Françoise Guichard, présidente de Reconstruire l’école

Cette chronique  —  dont le titre constitue un petit clin d’oeil aux vieux lecteurs de L’Huma qui se souviennent avec émotion du billet d’André Wurmser – se propose de suivre l’actualité de l’Ecole, avec plus ou moins de régularité sans doute, ne serait-ce qu’en fonction des événements. Tout en étant fidèle aux principes qui font la spécificité de Reconstruire l’Ecole,  elle n’a pas la prétention de refléter systématiquement tout le point de vue de l’association, mais aussi de poser des questions et d’ouvrir, s’il le faut, des débats.

Portrait du stagiaire en jeune martyr, ou :
stagiarisation, piège à khons…

Qu’en est-il des enseignants stagiaires cru 2010, lancés sans préparation devant les classes ? Les médias se font l’écho, régulièrement, de leurs difficultés. Certains lancent des appels à témoin, comme encore récemment Le Monde, qui a publié sur son site internet quelques récits édifiants. On constate également, sans en être vraiment étonné, que certains petits chefs en profitent pour conduire ces jeunes gens, fragilisés par des conditions d’exercice problématiques,  sur la voie de la démission[1]. Bref, disons-le hardiment : on pensait bien que les choses se passeraient mal, car il ne pouvait en être autrement – mais, un mois et demi après la rentrée, le constat que l’on peut faire est qu’elles se passent pire, comme disait ma grand-mère. Un état rapide des lieux, tout d’abord : mercredi 20 octobre dernier, à la Bourse du Travail de Paris, se tenait une assemblée générale des stagiaires nouvelle mouture, mis devant une classe à temps plein après avoir réussi les concours en juin 2010. La plupart des débutants présents ce soir-là exercent dans l’académie de Créteil, ce qui n’est déjà pas simple, sans vouloir médire de ladite académie, dont on sait qu’elle est la plus jeune et la plus difficile de France. Un communiqué du collectif « stagiaire impossible » [2] reproduit certains témoignages proprement sidérants: c’est le concours de surenchère parmi les quelque cent quatre vingt professeurs présents (…) L’un dit avoir quatre niveaux différents en collège, donc autant de programmes différents à assimiler et de cours à préparer ; plusieurs autres sont dans des établissements difficiles en ZEP, et un dernier s’attire des « Oh » d’indignation, quand il révèle qu’il fait ses débuts dans une ULIS (Unité localisée pour l’inclusion scolaire) avec des enfants autistes. » Autant dire que les directives ministérielles qui recommandaient d' »éviter, autant que faire se peut, les établissements les plus difficiles », « les postes spécialisés », « l’attribution des classes les plus délicates, de type cours préparatoire ou cours moyen deuxième année » et de privilégier, dans les collèges et lycées, un emploi du temps sur « deux niveaux maximum d’enseignement », ont été totalement négligées dans bien des cas. Certes, la situation de ces quelque quinze mille nouveaux enseignants, faute de cadrage national, varie sans doute d’une académie à l’autre, d’un département à l’autre, voire d’une circonscription et d’une école à l’autre pour le primaire…  mais, globalement, on peut parler d’une situation calamiteuse pour les stagiaires. Seule constante : la formation professionnelle, qui représentait autrefois les deux tiers de leur emploi du temps, est passée à moins d’un tiers. Loin de nous l’envie de regretter ce qui se faisait dans les IUFM… à ceci près que les sciences de l’éducation jouent toujours un rôle déterminant dans les « journées de formation », puisque, dans les collèges et lycées, la plupart des stagiaires assurent un temps plein et suivent des journées de formation en plus.
Ceux qui se sont réjouis de voir disparaître les IUFM sous le fallacieux prétexte qu’ils étaient « intégrés à l’Université » ont commis, dans ce sens, une erreur d’analyse considérable : même s’ils continuent à se poser en victimes et à hurler qu’on les égorge, les IUFM et le pédagogisme qui les caractérise, sont toujours aux commandes : c’est toujours le même constructivisme que l’on inculque, sans nuances le plus souvent. Laisser les stagiaires entrer dans le métier à temps complet et sans formation est effectivement une faute lourde, qui pénalise à la fois les débutants et les élèves sur lesquels ils se « font la main », si j’ose ainsi m’exprimer. Toutefois, utiliser le malaise des débutants pour redorer le blason d’une institution nuisible, c’est vraiment abuser. Bref, les stagiaires « en bavent ». Mais le tapage médiatique autour de leur sort, s’il n’exagère en rien leurs difficultés, est à double tranchant. C’est ainsi que SLU, par exemple, s’inquiète à juste titre d’une éventuelle remise en cause des concours de recrutement  eux-mêmes. Si les débutants galèrent, « au lieu d’en conclure qu’il faudrait mieux (les) former, il peut y avoir un discours inverse du type: « Voyez comme ces concours ne servent à rien, puisqu’ils sélectionnent des inaptes ! », explique Jean-Louis Fournel[3], dont l’argumentation est développée sur le site internet de « Sauvons l’Université », dans un édito intitulé « Ce que la « mastérisation » signifie  [4] », qui revient de manière assez complète sur les événements du printemps dernier. Car le danger existe de voir disparaître purement et simplement les concours de recrutement : si les stagiaires souffrent et « craquent », ne serait-ce pas, in fine,  parce qu’ils n’ont pas été correctement formés (comprendre : pas assez de didactique en amont), ou parce que les modalités de leur recrutement sont trop éloignées de la pratique du métier qui les attend ? Les stagiaires se retrouvent en effet  victimes à la fois du cynisme d’un gouvernement qui ne pense qu’en termes de gestion comptable, et ne voit dans la stagiarisation à temps complet qu’un bon moyen d’économiser des postes, et de la faiblesse d’enseignants qui, faute d’avoir combattu efficacement la mastérisation, faute d’avoir osé ne pas faire remonter les fameuses « maquettes », faute de relais dans le secondaire aussi, ont laissé passer une réforme qui, sans pour autant remettre en question le poids des sciences de l’éducation dans la formation, met en péril l’existence des concours même, sous prétexte qu’ils n’apporteraient rien de plus à une formation qu’il convient de concentrer sur des « Masters d’enseignement » bricolés à la hâte par des didacticiens trop contents de prouver qu’ils servaient encore à quelque chose : « malgré les objectifs affichés et les effets d’annonce, ces Masters ne permettent pas d’assurer une réelle professionnalisation des étudiants aux métiers de l’enseignement. La formation didactique et pédagogique dans ces diplômes reste en grande partie de fait déconnectée de la pratique de terrain (…) Les Masters métiers de l’enseignement  n’en sont pas moins des monstres nés dans l’Université, qu’ils aient été conçus par une poignée d’enseignants-chercheurs des composantes disciplinaires ou des IUFM ou sous la pression de responsables élus ou de conseils trop soucieux de faire remonter des maquettes au ministère, sur fond de désengagement, de lassitude, mais aussi d’impuissance des opposants à la réforme » : ce n’est pas de moi, mais de J.-L. Fournel dans l’article de SLU cité en référence. Je serai moins diplomate, n’étant pas universitaire : ces Masters d’enseignement sont, la plupart du temps, des « machins » mi-clafoutis mi-gélatine, qui continuent à brasser le vent du pédagogisme – lequel, tel le ventilateur de Paludes, ne vise qu’à reproduire son propre fonctionnement. Le problème, c’est que le Master d’enseignement pourrait bien, à plus ou moins court terme,  rendre inutiles les concours de recrutement. N’oublions pas que, dans le second degré, le ministère entend « favoriser les expérimentations », et que bien des chefs d’établissement rêvent de recruter eux-mêmes leurs personnels, en contournant les « rigidités » du mouvement national qui, même s’il se fait en deux temps depuis 1998, est encore organisé selon un barème strict (avec lequel on est ou non d’accord, là n’est pas la question) et contrôlé en commission paritaire, ce qui constitue une bonne garantie contre les passe-droits. On peut imaginer, dans une sorte de cauchemar, que directeurs de collège et proviseurs de lycée pourraient choisir, parmi les titulaires de ces Masters d’enseignement valant diplôme d’université, celui qui lui paraîtra le plus apte à fonctionner selon le projet d’établissement – comprendre les lubies locales, plus ou moins liées aux débouchés économiques du secteur et aux diverses féodalités du coin. Bref, on peut faire sauter le concours,  et ce seront les établissements, de plus en plus autonomes, qui recruteront directement leurs enseignants dans le vivier d’étudiants formés dans les nouveaux masters enseignement. Pourquoi s’exténuer à préparer un concours difficile, en prenant de surcroît le risque de se retrouver à Créteil,  si on peut enseigner avec le master seul ?
Cette effrayante hypothèse est d’autant moins improbable que – effet de la mastérisation ? – les inscriptions aux concours ont nettement chuté cette année : « Le nombre de candidats aux concours externes est, pour 2011, de 55.202 dans le premier degré contre 96.714 en 2010, et de 65.000 dans le second degré contre 86.500 en 2010 », explique dans La Croix madame Josette Théophile, la DRH de l’éducation nationale. Résumons-nous : des stagiaires dans la fosse aux lions, le nombre de postes ouverts au concours en chute libre, la crise des vocations, des masters d’enseignement « bidon », des menaces sur les concours nationaux de recrutement (dernier rempart du statut fonctionnaire des enseignants)… la situation n’est pas grave,  elle est catastrophique. Peut-on espérer que, dans le contexte d’un mouvement social où se fédèrent les mécontentements, la question de la mastérisation pourra de nouveau être posée, cette fois-ci avec succès ? Cela supposerait des clarifications, en particulier pour tout ce qui concerne la responsabilité des sciences de l’éducation dans ce marasme, et nous sommes sans doute loin du compte … Faudra-t-il donc que le système s’écroule avant que ne se produise un salutaire sursaut ?


 

[1] Voir par exemple http://www.gauchemip.org/spip.php?article14252
[2] Voir entre autres http://blog.stagiaireimpossible.org/post/2010/10/21/Compte-rendu-de-l-AG-du-20-Octobre-%C3%A0-la-Bourse-du-Travail-de-Paris
[3]Ex-président de Sauvons l’université (SLU), professeur d’italien à l’université Paris-8.
[4] http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article4124