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Par Françoise Guichard, présidente de Reconstruire l’école

Cette chronique  — dont le titre constitue un petit clin d’oeil aux vieux lecteurs de L’Huma qui se souviennent avec émotion du billet d’André Wurmser – se propose de suivre l’actualité de l’Ecole, avec plus ou moins de régularité sans doute, ne serait-ce qu’en fonction des événements. Tout en étant fidèle aux principes qui font la spécificité de Reconstruire l’Ecole,  elle n’a pas la prétention de refléter systématiquement tout le point de vue de l’association, mais aussi de poser des questions et d’ouvrir, s’il le faut, des débats.

L’épreuve « Agir en fonctionnaire de l’état et de façon éthique et responsable » aux concours de recrutement

 

« L’état de l’éthique était toc » (P.c.c. Bobby Lapointe)

Ces dernières semaines, entre deux contre-performances de la navrante équipe de France de football,  les médias se font enfin l’écho d’une polémique concernant la nouvelle épreuve d’oral aux concours de recrutement, dite « Agir en fonctionnaire de l’état, et de façon éthique et responsable » — polémique qui enflait, lentement mais sûrement, depuis le printemps, et qui n’avait tout d’abord provoqué que des réactions minimes et pour tout dire confidentielles. Il y eut un texte à signer, intitulé « Non au contrôle de moralité des futurs enseignants », sur http://www.petitiononline.com/azby1111/petition.html S’ensuivirent quelques articles dans la presse écrite, dont un intéressant papier d’Alain-Gérard Slama, dans le Figaro-Magazine (je remercie mon dentiste, sans qui cette lecture n’aurait pas été possible) Puis une pétition déposée par des membres du jury de l’agrégation externe de lettres modernes, http://www.petitionenligne.fr/petition/-agir-en-fonctionnaire-de-letat-et-de-facon-ethique-et-responsable-/80 Et enfin, relayée entre autres par Libération,  une protestation du jury de l’agrégation de philosophie, assortie d’une menace de démission : http://www.liberation.fr/societe/0101641632-l-application-servile-de-regles Le jury de l’agrégation interne de mathématiques a lui aussi rejoint les protestataires : http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article3878 S’agit-il véritablement d’un « contrôle de moralité », pour reprendre l’intitulé de la première pétition, ou bien, ce qui est encore plus grave, d’une épreuve visant principalement à évaluer la docilité voire la servilité de l’impétrant ? Un petit historique tout d’abord : un arrêté du 19 décembre 2006 a défini les dix compétences que doivent acquérir les enseignants lors de leur formation. La première est : « Agir en fonctionnaire de l’Etat ». A ce titre, les candidats au CAPES de lettres classiques, par exemple, étaient jusqu’ici interrogés, à la fin de l’épreuve dite « sur dossier », sur cette compétence. C’est ce que l’on appelait la « question scolaire », qui visait à vérifier les connaissances du candidat sur le système éducatif, le statut du fonctionnaire, etc. Jusqu’ici, personne ne trouvait vraiment scandaleux que l’on demandât aux impétrants s’ils savaient à quoi sert le conseil d’administration ou la commission permanente d’un lycée, de quelle collectivité territoriale dépend un collège, ou ce qu’il faut faire si on veut organiser une sortie de classe au théâtre ou au musée. Les réponses, du reste, étaient parfois saisissantes : je me souviens d’une candidate qui avait longuement énuméré tous les participants au conseil d’administration, y compris les personnalités invitées, mais en omettant de mentionner les professeurs (oubli révélateur…), ou d’une autre qui pensait que les représentants des personnels étaient nommés au CA par le chef d’établissement — bref, de quoi faire frémir n’importe quel syndicaliste ! Mais, pour autant que je sache, aucun candidat n’a jamais été recalé parce qu’il ignorait ce qu’est le PPRS[1] ou parce qu’il ne savait pas qu’un projet de voyage scolaire doit être voté par le conseil d’administration. Malheureusement, la nouvelle épreuve n’aura plus rien à voir avec ces échanges, finalement assez bienveillants, et qui cherchaient surtout à faire réaliser au candidat qu’il aurait des choses à apprendre, côté administratif, pendant son année de stage. A partir de 2011, l’épreuve « Agir en fonctionnaire de l’Etat et de façon éthique et responsable » sera introduite dans tous les CAPES et toutes les agrégations. D’une durée de vingt minutes – dix minutes de préparation, dix minutes d’entretien avec le jury -, elle sera notée sur 6 points (sur 20 au total) au CAPES et sur 4 à l’agrégation, ce qui est tout de même énorme. Un zéro sera éliminatoire, quelles que soient par ailleurs les qualités disciplinaires du candidat. Les jurys des concours pourraient, outre les membres (issus du corps de l’Inspection ou des corps enseignants) proposés par le Président du jury, « comprendre des personnes choisies en fonction de leurs compétences particulières », ce qui laisse la porte ouverte à bien des incertitudes, comme disait M. Perrichon. Qu’un professeur doive se comporter de façon éthique et en « fonctionnaire responsable », cela fait partie des évidences admirables dont personne de sérieux ne peut contester le fondement. Nul n’a envie de voir recruter des zozos  qui séviront devant les classes jusqu’à soixante-cinq ans, à moins que les chères têtes blondes, brunes et rousses ne les aient poussés au suicide d’ici là. Mais est-il légitime d’évaluer les futurs professeurs, surtout en dix minutes, sur leur éthique et leur sens des responsabilités ? Comment évaluer cette éthique et ce sens des responsabilités autrement qu’en testant, de fait, la capacité du candidat à reproduire la langue de bois ministérielle telle que les Annales zéro de l’épreuve en donnent un échantillon ? Au vu de ces Annales[2], les candidats pourront être interrogés, par exemple, sur la réaction à avoir devant un élève insolent, comme s’il n’y avait qu’une attitude et une seule face à l’irrespect – évidemment, le sacro-saint dialogue et la négociation domenechienne, chers aux psycho-pédagogues du SGEN-CFDT ou de l’UNSA-FEN : c’est ainsi que l’on note avec intérêt la bonne réponse à donner à la question sur l’élève insolent (page 2 des sujets pour l’agrégation) : il faut, pour recréer une atmosphère de compréhension mutuelle, lui donner raison en lui répondant qu’il est normal que des élèves soient insolents, si des professeurs ne se sont pas adressés à eux « d’une manière apaisée et polie », ainsi que doit le leur recommander le règlement intérieur… Exemplaire aussi, la question sur la rixe (page 3 des sujets zéro pour l’agrégation). La bonne réponse, c’est que le professeur doit jouer le rôle du surveillant en faisant régner lui-même la discipline dans les couloirs. Certes, à première vue, ceci relève du simple bon sens palliatif. Mais c’est tout autre chose lorsque cela devient une règle générale et explicite, définissant une obligation statutaire de l’enseignant « éthique et responsable » : en définitive, être professeur, c’est aussi être surveillant (c’est le même métier, puisque, selon la réponse indiquée, on n' »instruit » pas, on « éduque »). La conséquence ultime est aisée à tirer : supprimons encore des postes de pions, car il n’y a plus besoin de surveillants, puisqu’en chaque professeur il y a un surveillant. Plus concrètement : pendant les pauses, les professeurs, sous peine d’être irresponsables et sans éthique, doivent prêter main forte aux deux surveillants pour 1500 élèves. C’est bien ce à quoi ils se sont engagés en se présentant aux concours de recrutement… Et voici comment, sous couvert d’éthique et de responsabilité, on s’apprête à s’asseoir sur nos statuts. Il est absolument insensé que certains syndicats comme le SGEN-CFDT ou l’UNSA-FEN, même s’ils s’y opposent aujourd’hui, aient pu être favorables, que dis-je, aient pu être à l’origine de ce type d’épreuve. J’ai gardé le meilleur pour la fin : la question sur l' »ouverture des esprits » dans les « zones rurales et péri-urbaines enclavées » (page 5 des sujets zéro pour l’agrégation). On est là à la limite du racisme social ou d’une sorte de discours colonialiste interne : on suppose apparemment, au ministère, que les enfants des villes sont ouverts et tolérants, alors que les petits bouseux des campagnes et les bronzés des banlieues, pagani bornés, stupides et obscurantistes, ont besoin d’être civilisés au contact de l’urbanitas. La solution ne manque pas non plus de sel, surtout s’agissant des « zones péri-urbaines enclavées » (en clair, les banlieues dites sensibles) : il faut mettre les élèves en relation avec « de jeunes étrangers »… de Neuilly Auteuil Passy, j’imagine ? Bédame ! Acréguieux d’vinguieux ! Porca miseria ! Aicha mchouma ! Plus grave encore, et là on ne rit plus du tout : comme le fait remarquer le texte des philosophes, que je me permets à présent de citer, « les exemples de sujets donnés par le ministère ainsi que les « compétences » qui, selon le texte d’un autre arrêté, doivent être évaluées à l’occasion de cette épreuve : tout montre qu’il s’agira bien, dans de très nombreux cas, de juger des valeurs et des dispositions morales des candidats, voire de leurs convictions politiques. Un sujet porte ainsi sur la discipline : jusqu’à quel point un enseignant aura-t-il le droit d’exiger celle-ci, quels moyens pourra-t-il employer ? D’autres sujets invitent à s’interroger sur les tâches complémentaires (outre l’enseignement) qu’il devra assumer, sur le degré de courage et de dévouement dont il devra faire preuve pour affronter la souffrance et la violence sociales qui minent l’institution scolaire. A quelle utilité sociale, pourra-t-on encore lui demander, est soumise cette institution : doit-elle former des individus adaptés au monde socio-économique, adhérant avec confiance aux institutions existantes, ou doit-elle en priorité cultiver la pensée critique, l’esprit de libre examen et de doute, fût-il corrosif ? » On voit ici à quel point ce sont, purement et simplement, les options politiques du candidat qui sont évaluées. Un dernier exemple, également évoqué dans le texte des philosophes  : « comment arbitrer, ayant en vue la réussite des élèves, entre le devoir d’appliquer les programmes, réformes, circulaires, projets d’établissements… et l’exercice de l’indépendance intellectuelle et pédagogique ? » Il n’est pas inintéressant de noter dans ces Annales zéro la présence de sujets sur l’aide « individualisée » (ou « personnalisée ») : c’est tout sauf anodin, sachant la contestation que ces nouvelles dispositions ont suscitée[3]. Comment convaincre un collègue qui refuse, au nom de ce qu’il pense être l’efficacité de sa pédagogie, de pratiquer cette « aide individualisée » ou, mieux encore, les activités interdisciplinaires à la mode ? … Quant à la liberté pédagogique, on se demande ce qu’elle devient pour celui qui, pour quelque raison que ce soit, envisagera de ne pas se plier aux décisions du « conseil pédagogique » qui va dorénavant servir de « comité de pilotage » (du Titanic ?) à l’établissement. Bref, il est difficile de se débarrasser de la pénible impression selon laquelle, lors du concours, le candidat devra surtout manifester son approbation sans réserves à l’égard des réformes, et son intention de les appliquer avec zèle. Une remarque, pour conclure : cette épreuve, dont l’aspect contestable et dangereux semble à présent ne faire guère de doute, n’aurait pas pu se mettre en place sans une tendance antérieure à la caporalisation du métier – caporalisation orchestrée, de longue date, par les adeptes des « sciences » de l’éducation. On pourrait faire la liste des instituteurs bloqués dans leur avancement pour avoir enseigné « le B.A. BA » ou parce qu’ils ne parlaient pas le constructivisme comme il convient. Nombreux sont les militants « antipédagogistes », « instructionnistes » et « républicains » (pour schématiser) qui ont, depuis des années, désobéi aux instructions officielles, enseigné autrement, et refusé la vulgate des IUFM. Beaucoup l’ont payé par de mauvaises notes, des sanctions, voire un harcèlement de la part de l’inspection, en particulier au primaire. Mais depuis le mouvement des désobéisseurs[4], la rébellion a pris une autre tournure, et la désobéissance, jadis condamnée par tous les Frackowiack de France et de Navarre, est devenue une vertu. Il est donc facile de deviner quelles étaient les intentions des promoteurs de cette épreuve « éthique et responsable », du côté du ministère : remettre au pli les mal-pensants, les refuzniks, les désobéisseurs, et surtout ceux qui, pour de bonnes — ou surtout de mauvaises raisons, mais là n’est pas le problème — contestent les nouveaux programmes du primaire. Et patatras ! Voici nos censeurs pris à leur propre piège : après avoir rêvé d’une épreuve de conformité visant à vérifier que les candidats avaient bien intégré la pensée pédagogique unique (comprendre : LEURS conceptions de la pédagogie), après avoir, pour certains, milité pour la création de cette épreuve, voici qu’ils réalisent qu’ils se sont tiré une balle dans le pied, et que la caporalisation se retourne contre eux, à partir du moment où ils ne se trouvent plus du côté du manche. Voilà pourquoi, parmi la liste des signataires des pétitions dont je donnais le lien supra, on trouve tous les grands noms du pédagogisme, aux côtés de signataires de l’autre bord, comme « Sauver les lettres », « Reconstruire l’Ecole », ou même tel ou tel militant de l’APL, de l’APFLA-CPL, du SAGES, de FO  ou du SNALC ! Je me sens d’autant plus à l’aise pour douter de la légitimité de l’épreuve « Agir en fonctionnaire de l’état, de façon éthique et responsable » qu’à l’automne dernier, à la surprise de certains de nos amis comme B. Appy, je prenais la défense d’Erwan Redon, d’Alain Refalo, et des désobéisseurs en général (même s’ils sont mes adversaires), au nom, justement, d’une certaine conception de l’indépendance pédagogique – celle, justement, que certains « pédagos » adeptes du lit de Procuste constructiviste auraient volontiers liquidée. Il faut refuser la caporalisation du métier, d’où qu’elle vienne, et ne jamais oublier que, jusqu’à plus ample informé, nous sommes les concepteurs de notre cours.  Sauf à considérer que si nous sommes fonctionnaires, c’est juste pour fonctionner.

Françoise Guichard, présidente de Reconstruire l’école

 

 


[1] Plan Personnalisé de Réussite Scolaire : c’est en faisant passer l’oral du CAPES que j’en ai, pour la première fois, entendu parler …
[2] Et qui ont, du reste, disparu du site ministériel.
[3] Y compris chez les professeurs des écoles « désobéisseurs », quelles que soient par ailleurs leurs arrière-pensées.
[4] Voir https://www.r-lecole.fr/fguichardmais01.htm