MAIS, dit la présidente…

Par Françoise Guichard, présidente de Reconstruire l’école

Cette chronique  —  dont le titre constitue un petit clin d’oeil aux vieux lecteurs de L’Huma qui se souviennent avec émotion du billet d’André Wurmser – se propose de suivre l’actualité de l’Ecole, avec plus ou moins de régularité sans doute, ne serait-ce qu’en fonction des événements. Tout en étant fidèle aux principes qui font la spécificité de Reconstruire l’Ecole,  elle n’a pas la prétention de refléter systématiquement tout le point de vue de l’association, mais aussi de poser des questions et d’ouvrir, s’il le faut, des débats.

Littérature et société : de la cosmétique appliquée au lycée

 

Le lycée Chatel est arrivé – enfin, ce qui reste du lycée, c’est-à-dire peu de chose.

Une de nos adhérentes, membre du Conseil d’administration de Reconstruire l’école, qui signe Cassandre Kafka, après avoir trempé son clavier dans l’acide sulfurique, nous propose  une analyse bien sentie de la « réforme », à laquelle la présidente, qui n’aurait pas fait mieux et sans doute moins bien, vous renvoie sur le lien   – ce qui ne m’empêche pas de vous livrer quelques considérations amères sur les nouveautés du jour.

C’est donc dès septembre prochain qu’entre en vigueur la nouvelle  « seconde » et avec elle un nouveau produit marketing, l’enseignement « d’exploration » – parce que les élèves le valent bien.

Le nom du produit, on le sait, coco, c’est très important. Tout est dans la connotation, c’est ce qu’on apprend aux pubards. « Enseignement d’exploration », ça vous pose son lycéen, pardon, son apprenant. « Qu’as-tu appris à l’école, mon fils, aujourd’hui ? » chantait Graeme Allwright en notre jeune temps.  Réponse 2010 :  — J’ai pas appris, papa, j’ai ex-plo-ré.

Bon sang, mais c’est bien sûr !!! évidemment, ça change tout. Au lieu de travailler, d’apprendre, d’écrire, d’acquérir des savoirs – notions périmées, comme chacun sait –  on explore. Chapeau de brousse, treillis kaki, machette à la ceinture, boussole à la main, tigres du Bengale, varans de Komodo, serpents géants dévorés des punaises,  incroyables Florides mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux d’hommes,  Amazonie, Nambikwara, Bororo, la Patagonie, la Patagonie, et un voyage dans les mers du sud … Lévi-Strauss, Indiana Jones, Docteur Livingstone je présume. Tout l’imaginaire de l’exploration dans une seule salle de classe, encore plus fort que Combray, ville et jardins, dans une tasse de thé.  De quoi donner envie — et l’envie, coco, c’est ce qui fait venir le client.

Parmi les enseignements d’exploration[1], dont la liste chante à l’oreille comme aux rabelaisiens l’inventaire de la bibliothèque de Saint Victor – Santé et social,  Sciences et laboratoire,  Littérature et société,  Sciences de l’ingénieur , Méthodes et pratiques scientifiques, Création et innovation technologiques (sic),  Création et activités artistiques , Langues et cultures de l’Antiquité – latin, Langues et cultures de l’Antiquité – grec, Langue vivante 3 – j’ai choisi de rêver prioritairement sur « Littérature et société ».

Vaste programme, aurait dit le général De Gaulle. Ambitieux. Du pain sur la planche. Le professeur de lettres, dans un grand élan d’enthousiasme naïf, se voit déjà brasser, plein d’allégresse, auteurs, oeuvres, périodes et concepts :  société de la littérature et  littératures de la société,  Balzac et  Lukacs, Pascal, Racine et Goldmann, Corneille et le Roi, le roman et la bourgeoisie, Flaubert et Sartre, engagement et non-engagement, rhétoriques et pamphlets, utopie et uchronie, Première Guerre Mondiale et Céline, Beckett et le temps d’après la Shoah, Perec et les années Pompidou.

Pas de la « littérature pure », certes, pas « l’absente de tout bouquet », mais a priori pas non plus « l’universel reportage » ni « les mots de la tribu ». Faire voir  que la littérature ne tombe pas ex nihilo du ciel des Idées, qu’un écrivain est fait de la chair et du sang de son époque, (qu’il la vomisse ou qu’il l’épouse, c’est tout un) et qu’un livre ne s’écrit jamais par hasard, n’est pas en soi une mauvaise idée. Mettre en rapport littérature, histoire et sociologie, pour des lycéens qui font remonter  sans complexes Clément Marot au XIXe siècle, Balzac au Moyen Age, et le théâtre classique à la plus haute Antiquité, semble même une excellente initiative.

O joie prématurée ! Enthousiasme mal à propos ! Erreur on ne peut plus funeste ! Iou  iou  popoï babaï : il s’agit d’un enseignement d’exploration. Ex-plo-ra-tion, vous dis-je !  Il ne s’agit pas d’apprendre pour mieux comprendre, ni même, évidemment, d’apprendre pour être – oh l’affreux mot – cultivé. Le document officiel est très clair là-dessus :

« Cet enseignement d’exploration vise à renforcer l’attractivité de la voie littéraire, en montrant aux élèves l’intérêt, l’utilité sociale et la diversité des débouchés d’une formation humaniste au sens large et moderne du terme ».

L’intérêt  se mesure donc en termes d’utilité sociale et de diversité des débouchés. « à quoi sert la littérature ? » demandait jadis Sartre dans un moment d’aberration. Elle a une utilité sociale et offre divers débouchés, répond le génial rédacteur du programme, qui a au moins le mérite d’être pragmatique. On m’objectera que la série littéraire est en crise, qu’elle attire de moins en moins de lycéens et de moins en moins de « vrais » littéraires. Certes. Mais pense-t-on vraiment la rendre attractive avec ce produit d’appel ?

Il faut croire que oui, puisque la formulation « formation humaniste au sens large et moderne du terme » dissipe d’emblée tout malentendu. Rassurez-vous, ô impétrants, ô candides candidats à la série L :  « littérature et société » ne vous proposera ni latin ni grec. Aucune violence ne vous sera faite. Aucun lycéen ne sera maltraité lors de cet enseignement.

D’autant moins de violence que, je cite encore le document, cet enseignement d’exploration doit se faire « en rupture avec les formes plus traditionnelles de l’enseignement en classe de seconde. »

D’abord, il sera mis en place conjointement par les professeurs de lettres et d’histoire-géographie. En clair, va falloir travailler en équipe, les gars, que vous le vouliez ou non, et vous montrer inventifs, créatifs, modernes. C’est ce que le document appelle « des démarches co-disciplinaires ouvertes à l’innovation pédagogique » :

Cet enseignement d’exploration doit offrir l’opportunité (…)

– de permettre aux élèves de réaliser certaines productions et de développer leur créativité (présentations orales, portfolios, recherches documentaires, expositions, reportages, etc.) ;

– d’engager des partenariats permettant une découverte, en situation, des formations et champs professionnels ouverts aux élèves issus de la voie littéraire (intervention de professionnels, visites hors de l’établissement, etc.). »

Bref, vous qui vouliez du culturel, de la transmission, quelques savoirs savants – comme disent les khuistres –,  laissez toute espérance :

« Cet enseignement ne saurait donc être dispensé sous la forme d’un cours magistral ».

Car le cours magistral, c’est mal, comme dit l’Oréal,  – pour la rime.

Pas de cours magistral, donc, mais encore mieux  – autres mots magiques, encore plus magiques qu’ « exploration », — de l’ « activité », des « compétences » et du « projet » :

« (Cet enseignement) repose nécessairement sur la mise en activité des élèves, selon les diverses modalités qui conviennent au projet retenu, dans le but de favoriser l’acquisition et l’exercice de certaines compétences propres aux études littéraires ».

Il faut donc avoir des idées, les copains, et inventer de quoi motiver vos troupes : « Les situations de travail proposées aux élèves seront choisies en fonction de leur intérêt et de la motivation qu’elles peuvent susciter, de leur adéquation au projet pédagogique des professeurs, de la mobilisation possible de partenaires extérieurs, de l’inscription éventuelle de ce travail dans l’agenda culturel local (…) Cet enseignement doit se faire, autant que possible, en relation avec des partenaires, institutions ou entreprises culturelles proches du lycée, à l’occasion d’événements ou de manifestations diverses (festivals, expositions, semaine de la presse, concours, appels à projets, etc.). » J’aime beaucoup « l’agenda culturel local ». Quelque chose me dit qu’il vaudra mieux vivre à Cannes, Aix-en-Provence ou La Rochelle qu’à Digne-les-Bains ou à Luçon – sauf à se persuader que  la Fête de la Cagouille[2] et le Corso de la lavande  présentent le même intérêt socio-historico-littéraire que la représentation des « Suppliantes » ou le dernier Godard. Certes, il y eut quelques célèbres « Comices agricoles »… Mais n’est pas Flaubert, ni même Daudet, qui veut.

Cela dit, ne rêvons pas trop et revenons aux textes :

« Les 54 heures que compte, sur l’année, cet enseignement d’exploration, autorisent, dans le cadre du projet d’établissement, une certaine liberté d’organisation qui doit favoriser la conception et la mise en oeuvre de projets associant les professeurs des disciplines concernées ».

Traduction pour les non-initiés et pour ceux qui se faisaient encore quelques illusions : non seulement on va brasser du vent, mais encore on ne le fera pas longtemps. 54 heures, cela signifie, dans le meilleur des cas, une pâle teinture (l’Oréal, l’Oréal vous dis-je) pour les chères têtes blondes.

Pourtant, l’intitulé des « domaines d’exploration », avouons-le, a de la gueule. C’est l’aventure de l’esprit, n’hésitons pas à le reconnaître. C’est beau, c’est grand, c’est généreux, ça parle à l’imaginaire :
« Les professeurs choisissent deux ou trois domaines d’exploration parmi les six domaines présentés ci-dessous :

1.Ecrire pour changer le monde : l’écrivain et les grands débats de société
2.Des tablettes d’argile à l’écran numérique : l’aventure du livre et de l’écrit
3.Images et langages : donner à voir, se faire entendre
4.Médias, information et communication : enjeux et perspectives
5.Paroles publiques : de l’agora aux forums sur la toile
6.Regards sur l’autre et sur l’ailleurs « 

 

Un esprit prosaïque observera que passer dix-huit malheureuses heures (54/3)  ou même 27 (54/2) sur des questions aussi vastes, grandioses et englobantes qu' »écrire pour changer le monde », « des tablettes d’argile à l’écran numérique » ou « de l’agora aux forums sur la toile », c’est peut-être un peu… rapide, léger, superficiel.  Mais c’est ça l’exploration moderne, coco : embrasser le monde  en dix-huit ou vingt-sept heures, trop fort le mec.  Exploration ne signifie pas approfondissement. Exploration, ça signifie survol,  comme Nicolas Hulot  en U.L.M. « Littérature et société vus du ciel », ou le lycée façon Artus-Bertrand.

On ne te demande ni d’approfondir ni de développer, ô gentil apprenant, mais de te mettre en situation d’activité, « réaliser certaines productions et de développer (ta) créativité (présentations orales, portfolios, recherches documentaires, expositions, reportages, etc.) » : dans la pratique, du sous-TPE mâtiné d’un ersatz d’ECJS.

Rassure-toi, petit seconde, avec « littérature et société » tu ne seras ni fatigué ni saturé de savoirs encombrants qui risqueraient de te « prendre la tête ». Tu garderas la peau douce, le teint frais, les pores resserrés et le cheveu brillant. Tu ne vieilliras pas prématurément sous le poids de la connaissance. Ton front ne se ridera pas à force de te concentrer.  Tu ne pâliras pas sous le faix de l’étude. Tu resteras lisse, jeune, ignorant et plein de la fraîcheur des âmes pures. Parce que tu le vaux bien.

 

Françoise Guichard

Notes


[1]. Parmi ces enseignements d’exploration, il faudra en choisir un obligatoirement parmi deux du domaine de l’économie : « Sciences économiques et sociales » ou « Principes fondamentaux de l’économie et de la gestion ». Pourquoi rendre obligatoire un enseignement d’économie ? Le motif invoqué vaut son pesant de noix vomique :
« Les évolutions de notre monde et la crise récente révèlent plus que jamais le besoin de comprendre l’économie et la place que celle-ci occupe dans nos sociétés contemporaines et dans la vie quotidienne de chacun. Aussi, parmi les deux enseignements d’exploration que les élèves doivent suivre, un au moins doit être choisi parmi les deux enseignements d’économie : « principes fondamentaux de l’économie et de la gestion » et « sciences économiques et sociales ». Leur objectif est de faire acquérir les notions fondamentales qui font partie aujourd’hui du bagage commun à tout lycéen. Ils contribuent à la compréhension de l’actualité ».

[2]. Une cagouille est un escargot charentais.