Par Françoise Guichard, présidente de Reconstruire l’école
Cette chronique — dont le titre constitue un petit clin d’oeil aux vieux lecteurs de L’Huma qui se souviennent avec émotion du billet d’André Wurmser – se propose de suivre l’actualité de l’Ecole, avec plus ou moins de régularité sans doute, ne serait-ce qu’en fonction des événements. Tout en étant fidèle aux principes qui font la spécificité de Reconstruire l’Ecole, elle n’a pas la prétention de refléter systématiquement tout le point de vue de l’association, mais aussi de poser des questions et d’ouvrir, s’il le faut, des débats.
La grippe porcine achève le Mammouth
Depuis quelques semaines, on ne parle que de la grippe A, et de ses conséquences économiques sur le pays. Peut-être devrions-nous nous poser le problème de ses conséquences sur l’Ecole, non seulement à court terme mais plus globalement dans les mois et les années à venir : et si la grippe porcine n’allait pas enterrer définitivement l’Ecole de l’instruction, ou le peu qui en reste ?
Non, je ne suis pas prise d’une crise de paranoïa. Mais je voudrais proposer à votre réflexion ébahie un texte éclairant pour ne pas dire hallucinant du recteur Alain Bouvier sur le site PedagoPsy : http://www.pedagopsy.eu/alain_bouvier_grippe.htm . Car pour ce monsieur, membre du Haut Conseil de l’éducation, la grippe est une véritable aubaine, une authentique chance pour le système scolaire, une occasion unique de « confisquer » l’école aux professeurs, — réalisant ainsi le rêve de tout bon pédagol : une école sans enseignants, premier pas décisif vers une école qui n’enseigne plus. Je plaisante ? Poinct. En effet, que va-t-il se passer si les écoles, collèges et lycées se retrouvent fermés, et si l’enseignement ne se fait plus qu’à distance, par la télévision et l’internet, ou par le biais d’associations de soutien scolaire ou d’officines privées ? « Soudainement, pour la première fois dans son histoire, le système éducatif sera entre les mains des parents et des élèves. Que pourront-ils faire et que feront-ils ? Quel rôle jouera alors l’éducation nationale et comment ? ».
« Le système éducatif sera entre les mains des parents et des élèves » : merveille ! Miracle ! Plus de professeurs, plus de cours, plus de classes, plus d’évaluations réactionnaires, de contrôles contraignants et liberticides, d’examens anachroniques, d’encadrement ringard. L’autogestion totale, par la force des choses. Le « home schooling » généralisé. Un rêve de modernité libérale-libertaire. En d’autres termes, selon Alain Bouvier, mais c’est moi qui souligne : « Aux mécanismes centralisés, bureaucratiques et technocratiques, très peu évolutifs, succédera l’empirisme total, à travers une complète décentralisation sur les parents ». C’est magique : tout ce que Ph. Meirieu, Gaby Cohn-Bendit, A. Antibi, M.-D. Pierrelée et al. n’ont pu faire passer, la grippe, elle, l’instituera dans les faits.
La conséquence de la pandémie, ce sera donc, si je suis bien le recteur Bouvier, un bouleversement profond du système éducatif : plus d’école à l’école, mais des activités autour… « Cela va considérablement accentuer l’existant scolaire actuel, nié par beaucoup d’enseignants et de cadres éducatifs. Deviendront essentielles les activités autour de l’école mais que l’école feint d’ignorer. La colonne vertébrale ayant disparue (sic), les autres éléments déjà à l’oeuvre vont prendre une place prépondérante, de façon diversifiée suivant les élèves. Alors que depuis quelques décennies les enseignants français peinent à individualiser les enseignements, ce sont les parents qui soudain le feront. »
Alain Bouvier analyse ensuite l’impact de la fermeture des établissements sur quatre catégories d’élèves, des « héritiers » aux potaches en situation d’échec voire de décrochage total en passant par les « moyens ». Et de conclure : « La grippe porcine n’aura guère d’effets négatifs sur la population des élèves qui apprennent bien, de multiples façons et en différents lieux. Elle modifiera les attitudes et comportements des deux groupes intermédiaires, peut-être de façon durable, et elle isolera encore plus ceux qui n’arrivaient pas à trouver leur place dans le système scolaire. Les écarts se creuseront encore plus et les enseignants découvriront, sous la contrainte (c’est moi qui souligne), de nouveaux métiers ». En somme, si la grippe porcine n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer !
En clair, si je comprends bien M. Bouvier, le confinement des élèves va conduire à des solutions de plus en plus individuelles, chacun bricolant avec internet, les bibliothèques, les officines privées, les associations de soutien scolaire, etc. Cette situation provisoire est selon lui appelée à se pérenniser, car « rien ne sera plus comme avant », comme nous le disions en mai 68… Résultat, et c’est toujours moi qui souligne, « c’est un système totalement individualisé qui progressivement se mettra en place, de façon empirique et non régulée. D’uniforme, l’école deviendra hybride. De formalisée jusqu’au moindre détail, elle tendra à être indescriptible ». Indescriptible, c’est exactement le mot… L’autonomie des établissements, la décentralisation, l’expérimentation, la déréglementation, la fin des programmes nationaux, voici tout ce qui va, de fait, se produire en grand, non pas sur l’ordre du ministère, mais « spontanément »… comme les orties poussent sur les ruines.
Certes, faute de cours, « les écarts de performances entre les différents groupes d’élèves, cruellement mis en lumière par PISA, vont s’accroître ». Mais cela ne semble pas être un réel problème pour le rédacteur de l’article, dans la mesure où, et c’est là une vraie chouette bonne nouvelle, les enseignants seront enfin remis à leur « véritable » place c.à.d. accessoire : « Le rapport entre les élèves et les enseignants devenus une ressource parmi d’autres, vont considérablement évoluer. » Autre avantage, la notation des professeurs par les élèves va, de fait, s’organiser: « Des sortes de « facebook pédagogique » entre élèves verront le jour, proposant des groupes de travail entre « amis » et indiquant les « bons » enseignants ; sans attaquer les autres, leurs messages seront clairs. » Un vrai rêve de pédago, je vous dis ! Ce n’est plus « Vive la crise », comme le bredouillait le pauvre Yves Montand perdu sans sa Simone, mais « vive la grippe » !
Conséquences : « Le rôle de l’éducation national (re-sic) restera essentiel sur les examens, mais il faudra les faire passer autrement. Si nous en sommes encore à vouloir interdire l’usage des calculatrices (c’est-à-dire, en réalité, des ordinateurs de poche connectés à Internet), certains pays ont déjà fait un choix opposé : l’usage d’Internet est favorisé pendant les examens. Cela oblige à concevoir des épreuves d’un tout autre type. » Beau rêve libéral-libertaire … Bref, que ceux d’entre nous qui restaient naïvement attachés à l’idée d’un baccalauréat qui soit autre chose qu’un torchon préparent… leurs mouchoirs !
Quant à la période post-grippe, c’est pour le recteur Bouvier l’occasion d?exprimer de grandes espérances : ce jour viendra, couleur d’orange et de palmes au front, celui de l’avènement d’une « autre école » , celle de la variété, de l’individualisation, — de la dérégulation aussi : « Pendant des semaines, les élèves et leurs familles auront inventé, construit et fait fonctionner une autre école. Certes, pour l’enseignement primaire dont les fonctions sont autant sociales que cognitives, les familles rescolariseront leurs enfants, mais elles chercheront de nouveaux équilibres avec les enseignants. Je peine à imaginer lesquels. Ils différeront d’une école à une autre. La variété régnera. Les parents ne seront plus « sur le paillasson » de la classe, selon la remarque faite par une délégation québécoise venue en France observer nos établissements scolaires. D’usagers, ils deviendront parties prenantes ». Que du bonheur, je vous dis !
En somme, cette bienheureuse pandémie va nous faire entrer de plain-pied dans l’école du XXIème siècle : « Les élèves ne voudront pas interrompre du jour au lendemain leurs usages d’Internet et de leurs instruments nomades. Un nombre plus important de parents se seront emparés de ce que font leurs enfants. Placés soudainement par la grippe A au coeur du réacteur, en majorité ils n’accepteront pas de se retrouver rejetés à la porte de l’Ecole et de la classe. L’école du XIXème siècle sera révolue, celle du XXIème entamera son élaboration et le milieu enseignant devra s’y atteler ».
C’est donc un radical chambardement du système éducatif qu’annoncent les suites de la grippe A. Alain Bouvier conclut en reprenant une expression de Gérard Moreau (Secrétaire général de l’Association Française des Administrateurs de l’éducation, AFAE) : « le mammouth est réformable », pour la compléter ainsi : « grippe porcine oblige, il le sera ». Et d’enfoncer le clou : « loin des misérables débats actuels sur les épreuves du brevet, les structures et les filières du lycée, etc., il devra prendre en compte les questions les plus naturelles qui soient : comment les élèves apprennent en classe ? Comment les élèves apprennent en dehors de la classe ? Comment ces deux voies s’articulent-elles ? Quel sera le nouveau rôle des enseignants ? » On l’imagine aisément : réduits à « une ressource comme une autre », jugés par des parents devenus « parties prenantes » et des élèves qui auront définitivement désappris à travailler en classe, les professeurs (des écoles, de collège, de lycée) ne seront plus que des animateurs. Et, de toute façon, à en juger par l’abondance du champ lexical de l’obligation, il est hors de question de demander leur avis à ces ringards conservateurs.
Bref, la pandémie de grippe A est une occasion inespérée pour les pédagogos de tout poil de voir se mettre en place, suite à la confusion totale et absolue qui risque de régner cet automne, l’Ecole de leurs rêves : une école sans cours, sans enseignants, sans examens sérieux, sans rien. On peut rester perplexe devant cette fascination pour la destruction de l’Ecole, dont devra naître, comme par magie, un nouveau monde pédagogique où les lendemains chanteront. On peut être heurté par ce plaisir un peu malsain d’imaginer une école où les enseignants, réduits à « une ressource comme une autre », n’enseigneront plus. On peut être choqué par cet enthousiasme mal dissimulé devant la fin programmée d’une école qui instruit, et à qui la bienheureuse pandémie viendra donner le coup fatal. Une « divine surprise », disait Maurras à propos de la défaite de 39… Il nous faudra donc tenter, contre virus, vents et marées, de résister.