« Bougnoule » & « Bamboula » and Co.

Nous sommes en novembre 2001 et j’en saigne dans l’un des lycées les plus violents de France et de Navarre. Il eut d’ailleurs, pour cela, l’honneur de l’émission « Zone Interdite » (M6) au printemps 2003. Dernier de France (1) quant aux résultats des examens, le poids des mots y est conséquent. La violence n’est jamais loin. Dans ce contexte, communiquer c’est frapper l’autre. Par la parole (criée, hurlée, rarement ânonnée), par le contact physique surtout. Que ce dernier soit aimable…ou pas (2).

Je suis avec des secondes. Des garçons uniquement, il s’agit d’une seconde différenciée, normalement interdite si l’on s’en tient aux Instructions Officielles, mais tout est possible car nous sommes en zep / zone sensible & autres labels « prioritaires ». Le cours porte sur L’Etranger de Camus. Nous allons « en parler » car il s’agit d’une « lecture cursive ». Autrement dit, de vérifier qu’ils ont bien lu l’œuvre, on procèdera à des « lectures individuelles oralisées » i.e. de vive voix puis aux questions sur la thématique voire les registres et points de vue : objectifs de la leçon, de la « séance », selon les I.O..
Nous en sommes aux questions : un élève (d’origine maghrébine) me demande 1) pourquoi le mot « Arabe » est aussi présent dans le texte, 2) pourquoi la majuscule (alors qu’il s’agit manifestement d’un nom commun). Je n’ai pas le temps d’éclairer l’élève car on entend un retentissant « eh ! le bougnoule, y comprend pas ». Le « bougnoule » n’aime pas, se lève (sans bouger, pour le moment) et rétorque : « toi, le bamboula… ». Suit une gestuelle expressive. J’empêche qu’on en vienne aux mains, – concrètement aux chaises – puis, après une leçon de civisme (on va dire), promets d’aller chercher l’étymologie et l’histoire de ces mots (3) car une anecdote a, entre-temps, détendu l’ambiance. J’ai confessé n’avoir pas saisi le sens du mot « bamboula ». En effet, dans mon esprit j’en suis resté au sens de « bamboula = faire la fête » qui est effectivement le sens du mot « bamboula » importé d’Afrique par les militaires français. Sens valable jusque dans les années 70 du siècle dernier. Depuis, l’eau a coulé sous les ponts, plus exactement dans les cités où il s’agit hic et nunc d’une insulte à caractère racial. Insulte souhaitant caractériser les Africains d’origine sub-saharienne. Cette explication divertit les enfants qu’ils sont en réalité car cela fait à peine deux mois qu’ils ne sont plus collégiens ; le « bougnoule » et le « bamboula » ont déjà oublié.
Je m’exécute dans la journée, m’aperçois que l’étymologie et surtout l’histoire de ces deux termes est passionnante. On y voyage dans le temps et dans l’espace. L’étymologie n’étant pas la plus pertinente. Le terme « bamboula » en particulier est surprenant. Parti d’Afrique, on le retrouve aux Antilles (avec le commerce triangulaire) avant de revenir à ses origines pour émigrer en Europe. Le mot « bougnoule » n’offre comme réelle surprise (ironique, si l’on s’en tient à l’incident évoqué) que le fait qu’il est d’origine…sub-saharienne. D’une tribu d’un pays sub-saharien et non du Maghreb. Je photocopie le tout et le distribue aux élèves lorsque je les revois. Fin de l’incident ? Que non !

En février 2002, soit près de quatre mois après, Mme Le (4) Proviseur laisse filtrer des « informations » lors de la réunion mensuelle avec les « partenaires » syndicaux (5). Peinée, elle indique que :
– a) un professeur a eu des propos racistes en cours,
– b) un autre est accusé de pédophilie (6).
Rapidement, l’information m’arrive. Le « professeur raciste », c’est moâ.
Je serais entré en cours en disant (paraît-il !) : « Salut les bamboulas et les bougnoules ! ». Pour mettre de l’ambiance dans un lycée où un pourcentage infime des élèves est d’origine « gauloise », succès assuré.
D’abord estomaqué puis incrédule, oscillant dans les minutes qui suivent entre la (franche) rigolade et la stupeur, je m’aperçois que le cher collègue syndicaliste croit éventuellement les propos de Mme LA Proviseur. J’ai donc une (tout aussi franche) explication en privé et lui explique les faits. J’ai des preuves : à l’époque je remplissais trois cahiers de textes. Celui du lycée (qui disparaissait assez facilement donc peu fiable), un personnel (papier) sorte d’agenda professionnel et un autre électronique moins explicite mais daté (on ne sait jamais et les faits m’ont donné raison). A ce moment précis, je ne sais pas qui a dit quoi exactement. Je pense donc que ce sont des secondes qui auraient été proférer une telle ânerie mais je suis sceptique car nous nous entendons bien et l’explication avait été, à l’époque, on ne peut plus claire. En outre et surtout, cela fait près de 4 mois que les faits se sont produits. Pourquoi maintenant ?
Rien ne filtre de la direction. Je croise les informations des trois cahiers de textes pour reconstituer la « séance » et parle de la fuite aux secondes. Ces derniers n’en reviennent pas, se disent prêts à faire signer une pétition pour me soutenir. Je les en dissuade et les remercie de leur geste. Du côté des collègues, méfiance, pas de fumée sans feu ? Le cher collègue syndicaliste m’a assuré de son soutien mais j’ai bien compris qu’il vaudrait mieux pour moi démontrer. Je m’emploie alors à démonter le mécano.

Je me souviens que 4 mois auparavant j’ai voulu trop bien faire en parlant de l’incident à mes autres classes pour leur signifier globalement le poids des mots ; ces derniers pouvant se révéler de véritables maux. L’exemple navrant de ce qui aurait pu devenir un incident sérieux m’avait incité à étendre la « leçon », en quelque sorte. Or, j’en avais parlé à une première année de BTS (Assistants d’ingénieur) particulièrement retors. La vérité a donc éclaté banalement : il s’agissait d’une élève qui n’était pas contente d’une note et s’était dit (7) que cela ne coûtait rien d’essayer. Elle avait été consulter Mme Le Proviseur qui l’avait écoutée attentivement (et reçue sur le champ). M’a-t-elle convoqué pour, au minimum, croiser les propos ? Que nenni. Par la suite, j’ai même eu droit à un simulacre de procès (8) en présence de mon délégué syndical (« vous avez droit à… », selon les propos de Mme Le Proviseur). Se trouvaient présents l’une des CPE (devenue l’année suivante, Proviseur Adjoint) ; la Proviseur Adjointe (franchement gênée, elle, de participer à la mascarade) et ledit délégué syndical. L’unique reproche qui m’est alors adressé est que j’ai osé afficher en salle des professeurs (durant 24h) une réponse (publique, par conséquent) écrite à Mme Le Proviseur (9) et j’ai oublié de mettre ses nom et prénom. J’ai, en effet, écrit, en haut à droite, « Mme Le Proviseur » en lieu et place de Mme X Y…Proviseur… ». Véridique.
Anecdote édifiante, la CPE propose de faire le point sur ma pédagogie en réunissant les élèves (de BTS) pour leur exposer on ne sait quoi au juste. Là, le délégué syndical (F.O.) s’énerve (il n’aime pas les pédagogistes) ; cafouillage et reprise en main du procès par la Proviseur-Magistrate. La Proviseur adjoint n’en peut mais. Regards fuyants et rires étouffés.
Mme Le Proviseur avait publiquement menacé de faire appel aux parents et de faire venir l’IPR concernée. J’avais alors rétorqué que « s’il vous plaît, faites-venir tout ce monde, je pourrai ainsi savoir de quoi il retourne au juste et qui est à l’origine de l’infamie ». Je n’ai jamais vu ni les uns ni l’autre. Dommage.(10)

De l’importance d’une photocopieuse honnête pour ne pas noircir une réputation

Autre lycée, autres mœurs ? Pas sûr.
Nous sommes en début d’année scolaire 2003/2004. Je suis le professeur principal (P.P.) d’une première dite d’adaptation. Je l’ai demandée. Et la classe et la charge de P.P.
Au moment de préparer le trombinoscope (11), je m’aperçois que deux élèves n’ont pas suivi mes conseils (12). L’une a le teint laiteux et on ne voit d’elle – à la photocopie – littéralement que les orifices ; l’autre a le teint très mat. On voit une… tache noire. J’exprime un certain mécontentement, sur le ton blagueur, car – c’est sûr – les collègues vont me chambrer mais les élèves en question ne veulent rien entendre. Les photos ont été fournies, « ça coûte cher ». Evidemment, je me fais chambrer comme prévu, peu importe.
Quelques semaines plus tard, Monsieur Le Proviseur me croise dans le hall. Il me signale qu’il souhaiterait me parler.
De quoi ?
L’affaire doit se faire en privé, elle est « délicate ».
Je ne vois pas du tout de quoi il peut retourner.
C’est la « tache noire » !
En effet, il est revenu dans les oreilles de Monsieur Le Proviseur que j’aurais parlé d’une « tache noire ». Je dois « faire attention » à mes « propos ». Je le dis « pour votre bien ». Mienne irritation à son point maximum mais j’encaisse, tout cela me rappelant d’autres lieux, d’autres infamies. Et surtout, j’en parle immédiatement aux élèves de ladite première car je leur donne cours juste après l’entrevue avec Monsieur Le Proviseur. Heureux hasard. Merci M’dam La Providence ?
Car personne ne reconnaît avoir dit quoi que ce soit et hilarité générale des élèves voire incrédulité. Baume au cœur, au cours.
La « tache noire » n’en revient pas et jure les grands dieux qu’il n’a rien dit à qui que ce soit.
Je m’imagine alors d’où cela peut provenir (règlement – probable – de comptes d’un personnel de l’encadrement, pour faire court…) mais remonte immédiatement chez Monsieur Le Proviseur pour lui expliquer l’origine probable de la « tache noire ». L’incident est clos. Encore que j’ai moyennement apprécié le procédé (la rumeur) d’autant qu’il se répétera pour d’autres occasions (13).

Morale ? Nous avons obtenu DEUX nouvelles photocopieuses.
Au lieu d’UNE réclamée.
Epilogue commun :
Peut-on suggérer que les chefs d’EPLE reçoivent les mêmes directives (rectorales) et les applique(raie)nt apparemment… à la lettre ? On ménage la clientèle, pas l’employé ?

« Arabe » versus « Juif » ? (de l’ignorance à la guerre civile )

Je m’apprête à faire cours à une classe de BTS Ati. Hiver 2001, zep-sensible & tutti quanti. Connaissant les penchants de l’impétrant – on zappe facilement la TV pour cause d’incapacité de la cervelle à se rendre disponible aux « messages » publicitaires – les collègues préviennent : des événements sanglants ont eu lieu en Palestine, « ça va être chaud en cours ».

La population lycéenne locale constitue, de fait, une bonne représentation de la mondialisation et une image reste gravée dans ma mémoire. Celle d’un cliché, qu’un partisan de thèses extrêmes n’oserait imaginer. Flash (14) de la veille : chargé d’aller informer les collègues d’un collège voisin lors d’un « retrait », nous voyons passer une décapotable teutonne avec deux jeunes, au même instant deux jeunes filles entièrement voilées marchent sur le trottoir d’en face. Le collège en question est situé à quelques mètres des cités. La collègue et moi-même rebroussons chemin. Sans mot dire.

Je suis à peine entré dans la salle de cours que l’on est littéralement sommé de prendre position : « M’sieur, que pensez-vous de ce qui vient de se passer hier ? Vous êtes pour les juifs ou pour les arabes ? » (15).
L’adresse est directe. L’étudiant en question n’est pas n’importe qui. Il est le cousin d’un collègue – issu des cités – et qui causa bien du tort à d’autres collègues (un en particulier) en prenant systématiquement fait et cause pour les élèves dans un contexte où « l’élève au centre » (16) fait preuve d’imagination afin de valoriser l’ignorance en lieu et place de la culture.
On le sait, on se méfie mais on répond immédiatement que « notre seul parti c’est le travail », « par conséquent » nous commençons le cours de suite. Le faux rebelle insiste, on l’ignore.
Au détour d’une phrase, dans le même cours, on en profite pour revenir sur la fausse antinomie arabe/juif et s’offrir une saine pause lexicale.
Sachant les risques encourus, à savoir une bronca vaguement politisée : la moitié du groupe provient des cités environnantes et elles sont influencées par une tendance fondamentaliste. Cela se vit au quotidien dans ce lycée. Difficile d’évoquer en cours, par exemple, la question du fait religieux ou encore le statut de la femme dans la société. La question se corse lorsqu’il faut aborder certaines parties du programme en français (l’argumentation avec l’écart rationnel/irrationnel…); les difficultés ne sont pas moindres en cours d’histoire et peu amènes dans celui de philosophie.

On parvient néanmoins à se faire entendre et à convaincre du fait suivant : le terme « arabe » relève du fait géographique et/ou culturel (civilisationnel si l’on veut), le mot « juif » dénote la confession d’une population (en aucun cas, une « race » – celles-ci n’existant pas de toutes les manières), au même titre que d’autres sont « catholiques » ou « musulmans ». Un dictionnaire est nécessaire car je suis accusé d’être pro-juif (!).
Le fait est confondu avec l’opinion.
Le dictionnaire confirme. Evidemment. On est peu de choses. On peut donc passer à autre chose.
Vécus au quotidien, le pouvoir des mots et le choc de l’ignorance entraînent inéluctablement la violence. D’abord verbale elle devient tout aussi inévitablement physique, l’enchaînement est connu.
La guerre civile, contrairement à ce que clament de fameux pédagogistes, d’aucuns sociologues partisans ou de pseudo spécialistes de l’éducation provient d’abord et avant tout de l’ignorance de la langue du pays dans lequel on est né, on a vécu, on vit et probablement on vivra. La langue, c’est aussi la culture idoine,la civilisation dans laquelle on se meut. Les gens de terrain le savent car ils le vivent au quotidien.
Les praticiens vivent au jour le jour cette haine du savoir, haine entretenue par un contexte médiatique sur lequel les enseignants n’ont pas de pouvoir. En particulier surtout pas (plus) celui des mots.
C’est dans cette classe qu’un étudiant crut pouvoir profiter du climat pour tenter sa chance (17) auprès d’une chef d’établissement indigne.

Jrenaudg@free.fr
Instituteur des lycées

Notes :

(1) Cela dépend des années, en fait, mais du Val d’Oise quasi certain.
(2) Dans le reportage télévisuel évoqué il est dit – et cela est vrai, je l’ai vécu au quotidien durant 3 ans – que les jeunes filles doivent aller aux toilettes par groupes entiers.
(3) A cet égard le Dictionnaire Historique de la Langue Française représente une mine d’informations et on le trouve, en principe, dans les CDI.
(4) Crime de lèse-majesté si on lui donnait du Mme LA Proviseur.
(5) Je ne sais pas aujourd’hui mais à l’époque depuis que ce lycée avait fait la Une de la presse nationale en provoquant le premier « retrait » pour raison de sécurité (1998), il avait été décidé que syndicats et direction se verraient une fois par mois pour « mettre à plat » les problèmes, toujours nombreux dans cet EPLE.
(6) L’élève qui a lancé cette accusation s’est rétractée peu après. C’était pour « se venger d’une mauvaise note ». Le collègue diffamé n’a jamais réintégré le lycée. Aucune sanction concernant ladite mineure. On n’est pas sérieux quand on a 17 ans ?
(7) Connaissant ce chef d’établissement, elle avait tout à fait raison !
(8) Tout cela est rigoureusement vérifiable, hélas.
(9) Je racontais les faits et rétablissais la vérité.
(10) Ironiquement, l’IPR chargée des BTS était celle avec laquelle j’avais eu quelques mots trois ans avant lors d’une inspection mémorable. Qui me fit passer du « grand choix » à « l’ancienneté ». Pour cause d’incompatibilité pédagogique mais ceci est une autre histoire.
(11) Chaque P.P. prépare un trombinoscope pour les collègues, i.e. qu’il « monte » les photos des élèves sur une feuille qu’il photocopie ensuite pour les distribuer aux collègues de la classe.
(12) Prière d’apporter des photos moyennement contrastées, sachant que l’on dispose d’une photocopieuse capricieuse.
(13) A suivre.
(14) Rendons hommage à un célèbre pourfendeur de mammouths.
(15) Une incursion de Tsahal – l’armée israélienne – a eu lieu dans une ville palestinienne la veille, suite à une bombe humaine palestinienne dans une ville israélienne l’avant-veille.
(16) Loi d’orientation Jospin, 1989, comme si la préoccupation majeure (l’élève) n’avait jamais cessé de l’être, au centre…
(17) Cf « Bougnoule » & « Bamboula » and Co.