Sur le sujet du bac S 2003

Cette contribution fait partie d’une discussion sur le sujet de mathématiques du bac S 2003, elle était destinée à être publiée sur le site de l’Association pour la Recherche en Didactique des Mathématiques, et ne l’a pas été.

Voici quelques remarques après les contributions de nos collègues Jullien, Matheron et Schneider (JMS), et Marc Rogalski (R)

J’ai été comme Marc frappée par l’insistance de nos premiers collègues sur le rapport institutionnel au programme.
[JMS]  » Nous pensons qu’il est nécessaire de se donner les moyens d’affiner et d’objectiver l’analyse. Il faut, plus finement, se poser la question de l’adéquation du sujet proposé au rapport institutionnel aux notions du programme que les enseignants ont fait vivre dans leur classe.
C’est en effet la bonne adéquation des connaissances d’un candidat au rapport institutionnel que l’épreuve de mathématiques du baccalauréat doit permettre d’évaluer, puis de mesurer par une note.  »
Pour parler en termes plus naïfs, les professeurs de terminale ont été surpris, choqués par ce sujet qui déroge aux habitudes (bonnes ou mauvaises, on verra après),  » c’est pas du jeu « .
Le citoyen lambda naïf peut s’étonner aussi de la phrase  » la bonne adéquation des connaissances d’un candidat au rapport institutionnel « , alors que l’on s’attend à ce que l’examen évalue les connaissances, tout court. On objectera que ce n’est pas si simple. Certes.
Il est fait allusion souvent à l’évaluation du degré d’autonomie des élèves face à tel ou tel type de tâches, et c’est là qu’intervient chez JMS le découpage en sous-tâches auquel R oppose la notion de dynamique interne qui entraîne – doit entraîner – l’élève.
Quand JMS écrivent page 2
 » Bien sûr, le découpage du travail à réaliser en ces trois sous-types de tâches reste totalement à l’initiative de l’élève. Le degré d’autonomie qu’on lui demande apparaît très important : l’élève doit non seulement identifier les différentes étapes à effectuer, mais aussi déterminer les techniques à utiliser pour les résoudre « , je me suis demandé si les auteurs constatent, ou trouvent normal, ou déplorent que les élèves doivent être si autonomes, et s’en trouvent en difficulté. L’ensemble du texte penchant vers le regret, cela me laisse perplexe : que devrait-on dire, par comparaison, de ces exercices du Lebossé Hémery de 4e de 1947 :
page 111 n° 749 : Un cycliste effectue un trajet comprenant 36 km de terrain plat, 24 km de montées et 48 km de descentes. Dans les montées sa vitesse horaire diminue de 12 km/h et en descente elle augmente de 15 km/h. Sachant que la durée du trajet en terrain plat est le tiers de la durée totale du trajet, 1°) trouver la vitesse horaire du cycliste en terrain plat ; 2°) quelle est la durée totale du trajet et la vitesse moyenne réalisée.
Et page 206 n° 374 : Construire un triangle connaissant un côté et deux hauteurs (deux cas).
Il est clair qu’on attendait plus d’autonomie et d’habileté algébrique des élèves de 4e de 1947 que des élèves de terminale de 2003. Doit-on suivre nos collègues qui redoutent l’autonomie et l’initiative exigée des candidats, du bac S ? Quel rapport au savoir l’institution suscite-t-elle chez les élèves, quel devoir de liberté et d’initiative cultive-t-elle ?

Marc conteste ce découpage en micro-tâches, et invoque à sa place pour l’analyse du travail demandé la dynamique interne nécessaire du calcul. Je reprends le détail du problème.
La question A1 mérite une remarque car c’est entre elle et la suivante qu’intervient la première rupture de contrat : dans A1 il n’y a rien à connaître, rien à comprendre aux équations différentielles, car tout est donné dans le formulaire, à ses pages 4 et 3 ; à la rigueur il faut penser à la transitivité de l’égalité pour remplacer le C de la formule par le N0 de l’énoncé … Moyennant quoi on ne pourrait qu’être d’accord avec la phrase de (R) :  » Avant cette question, les candidats (probablement tous) ont montré que f(t) = N0*e^(at) « .
Mais il est certainement optimiste, puisqu’un nombre non négligeable de candidats ont déclaré, en larmes, qu’ils avaient rendu copie blanche (on y reviendra).
Ensuite vient la question A2, pour laquelle un calcul possible est détaillé dans (R) :  » Est-ce « difficile », inhabituel, hors rapport institutionnel…, de procéder alors par équivalences de calculs, technique utilisée depuis la classe de quatrième :

N0*e^(at) = N0*2^(t/T),
(*) e^(at) = 2^(t/T),
at = (t/T)*ln2,  »

Marc est ici encore optimiste : les élèves n’ont plus cette habileté algébrique qui consiste à diviser les deux membres d’une égalité par un nombre pour simplifier, à penser  » si deux nombres sont égaux, leurs log sont égaux « , puis  » e^ln2 = 2  » par exemple.
Si j’en crois les cris et protestations de certains collègues contre  » cette exponentielle de base 2  » qui leur paraissait hors programme, du moins hors contrat, c’est bien ce genre de remplacement que les élèves ne savent plus penser : l’habileté, l’agilité de jouer avec les remplacements possibles, en tenant compte des règles du calcul algébrique. Ils n’ont plus cette liberté de pensée.
Marc écrit encore :
 » dès lors que T est défini dans l’énoncé, et que le calcul (*) par équivalence amène à vérifier la relation a = (ln2)/T, quoi de plus normal que de chercher alors T, à partir de sa définition ? Nul besoin d’anticipation sur une quelconque « pertinence » de stratégie, le candidat est acculé à cette démarche, il n’a pas le choix.  » Il me semble qu’il fait là une erreur d’analyse. Le candidat ici n’est pas acculé à une démarche sans choix, c’est à mon avis le contraire, il doit construire sans guide son chemin. Et c’est là que le bât blesse : contrairement à la longue habitude regrettable installée où tout le travail est haché menu, ici on respire un peu, on a le droit, et le devoir, de jouer, avec ce que l’on sait (devrait savoir), avec l’arrangement que l’on va pouvoir en faire, le jeu au sens du jeu des pièces mécaniques, celui qui permet de bouger.
La démarche de Marc, qui est évidemment la plus rapide et économique, suppose en préalable que l’élève sache son cours, bien intégré et travaillé depuis des années, immédiatement disponible en mémoire vive, et qu’il ait l’habitude, imposée par une longue pratique, de chercher seul. C’est ceci qui n’a plus lieu, à cause du découpage en micro-tâches dont le texte de JMS donne des exemples ; d’analyse, certes, mais aussi sans doute de consignes pédagogiques en classe, c’est presque certain d’après les protestations de nombreux collègues sur le sujet de cette année. Le souci de tout faire pour faire  » réussir  » les élèves en leur mâchant le travail, ce qu’a fort bien relevé Marc dans les instructions officielles, aboutit à ce qu’il n’y ait plus de travail. Se retrouvent dans ce désir de  » cocooning  » des élèves : le ministère, ses inspirateurs, et nombre de collègues : voir les protestations courroucées de l’APM.
Une autre façon de faire disparaître la mémoire vive et avec elle la possibilité de trouver, c’est le formulaire, et/ou le cours dans la calculatrice. Nous disons aux élèves qu’il vaut mieux savoir son contenu avant, mais la longue expérience montre que nous ne convainquons pas grand-monde. Mais attenter aux calculatrices touche sans doute trop d’intérêts marchands …

Le découpage en micro-tâches, opposé à la dynamique de la nécessité interne de l’activité scientifique ? Une suite finie de points jamais n’engendre un intervalle de R, il y manque quelque chose de fondamentalement différent : le moteur d’inférence. Il a été tué.

TPE-autonomie.
Cette génération d’élèves est aussi la deuxième qui a  » bénéficié  » des TPE pendant sa scolarité. Le but annoncé par leur créateur était de rendre les élèves capables de faire le lien entre diverses disciplines, et l’éducation à l’autonomie (encore). Si j’en crois les publications de diverses organisations, dont l’APM, passées les premières hésitations ce fut une franche collaboration, voire de l’enthousiasme. Or, que voit-on là, à ce terrible bac ? Les bénéficiaires ne sont pas autonomes, ils manquent tellement de cette qualité d’organisation que nombreux en rendent copie blanche. Et même des collègues trouvent exagérée la dose d’autonomie demandée : alors qu’a-t-on enseigné dans les TPE, et pourquoi ? je précise que ce sont les TPE que je récuse par principe, et non les collègues.
Pour ma part, je pensais modestement dans mon coin que l’éducation à l’autonomie, à l’organisation de la pensée, se fait depuis des siècles par des exercices très classiques : la démonstration de géométrie pure, et la dissertation. On sait le sort réservé par l’évolution de l’enseignement à ces exercices, difficiles, certes, archaïques, certes … mais dont la cuisante expérience récente montre que les succédanés modernes ne semblent pas fameux.

Mais ces diverses considérations, au fond, sont vaines.
 » Le taux de réussite global à la session de juin est de 80,1 %. Il a progressé de 1,3 point par rapport à 2002 « , dit la note d’information 0342 de la Direction de l’Evaluation et de la Prospective. …  » Quant au taux de réussite de la série S, qui avait déjà augmenté de un point l’année précédente, il atteint 84,7 % en 2003, avec une hausse très importante (+ 4,5 points) par rapport à 2002.  » Sachant le coefficient des maths, et tous les communiqués de l’APM, des associations de parents d’élèves, demandant de refaire l’épreuve, de limoger tel ou tel, le désespoir des candidats ayant rendu copie blanche, les flots d’articles dans la presse, un tel taux de  » réussite  » ne peut avoir été obtenu que par une surnotation massive. On savait depuis le début de la correction que le barème variait selon les académies entre 20 et 35, le ministère s’en était ému, officiellement. La FCPE, non. Que cette surnotation soit le fait des correcteurs individuellement ou des secrétariats d’examen, il y a bien des êtres humains qui ont pris la responsabilité de tricher ; et ce n’est pas le ministère.
Voici ce qu’en dit la journaliste Martine Laronche dans Le Monde du 12-07 :  » Pour l’épreuve de mathématiques, les académies ont donc dans un premier temps aménagé les barèmes, en en éliminant les questions les plus difficiles et en ajoutant des points bonus pour ceux qui y avaient répondu correctement. Une académie de l’Ouest a remonté systématiquement, après correction, les notes de mathématiques par un coefficient multiplicateur, signalent des correcteurs. Dans un second temps, les jurys ont donné un coup de pouce aux candidats mis en difficulté par leur note, leur permettant quand le décalage était trop important avec les résultats du livret scolaire d’être admis d’emblée ou de passer l’oral. Au final, la moyenne générale nationale de l’épreuve controversée a été du même niveau qu’en 2002 : légèrement supérieure à 9 sur 20, précise le ministère.  »
Autrement dit, le bac comme épreuve finale anonyme n’existe plus, on est passé de fait au contrôle continu. Quel que soit le sujet, s’il dépasse d’un cheveu ce que les élèves savent faire d’après leur ordinaire, les questions jugées difficiles – elles le sont potentiellement toutes – seront éliminées. Quel que soit le programme prescrit ou enseigné, il en sera de même. Et de la volonté très générale des collègues, il ne peut en être autrement, le caractère massif du phénomène le montre.
En cela, je partage l’avis de Marc Rogalski quand il dit :  » alors il faut sans attendre faire exploser des programmes, des instructions, des enseignements, des horaires… qui aboutissent à ce degré zéro de la formation scientifique. Le problème du bac S 2003 n’est alors qu’un tout petit pavé dans la mare, il fallait et il faudra des mesures bien plus brutales pour changer les choses !  »
Mais après il est encore trop optimiste :  » Faire évoluer le problème du bac est donc un moyen parmi d’autres (programmes, horaires, formation des maîtres), mais ce moyen est décisif par son pouvoir de blocage : l’expérience historique a montré que sans évolution des examens, il n’y a pas d’évolution des enseignements.  »
La preuve est faite que le bac n’est plus un moyen de blocage. Peut-on l’espérer de l’enseignement supérieur ? Il est à craindre que non, à cause du problème de la condition d’ouverture des crédits de fonctionnement : l’enseignement est marchandisé à coeur.

Quelles vont en être les conséquences dans la vie scolaire ordinaire ? Comment voulez-vous persuader les élèves de travailler, d’apprendre quoi que ce soit, s’ils savent qu’en fin de compte le bac leur est donné quoi qu’ils fassent ? Il faut s’attendre à un accroissement de la violence.
Pardonnez-moi, mais ce ne sont pas de subtiles considérations sur le découpage des tâches pour aider les élèves, ni sur la dynamique du calcul, qui vont y faire quoi que ce soit.

Yves Chevallard, sombre et prophétique, dans une conférence en 1989, évoquait le risque d’implosion de civilisation par impossibilité de transmettre les connaissances :
« l’expérience que procurent les mathématiques est immédiatement une expérience de déroute de nos certitudes, de mise à l’épreuve de notre finitude; on comprend que l’expérience mathématique et l’adultisme culturel soient aux antipodes l’un de l’autre, et que les Grecs aient fait des mathématiques le point d’entrée privilégié de l’épistémologie, où l’on ne saurait se contenter de réponses de première prise, ou d’un évitement bavard de la question posée. »

Alors, ces mesures plus brutales que demande Marc, il nous faut les inventer. D’urgence.