CONTRIBUTION DES LANGUES ET CULTURE DE L’ANTIQUITE A UNE CULTURE HUMANISTE ET SCIENTIFIQUE

1. Histoire, culture et modernité
1. 1. La question de la « culture antique »
1. 2. Déchiffrage, identification, mise en perspective
1. 2. 1. Déchiffrage des traces textuelles
1. 2. 2. Déchiffrage des autres traces
1. 2. 3 Identification et mise en perspective

2. L’Antiquité comme propédeutique possible
2. 1. Proposer une culture clairement présente
2.2. L’enjeu des langues et de la culture antiques pour la littérature française
2. 3. Application des principes précédents et expérimentations possibles

3. L’Antiquité interdisciplinaire
3. 1. Les textes « scientifiques » anciens : apprentissage et histoire de la connaissance
3. 2. Les textes historiques anciens ; histoire de l’Histoire et construction du point de vue
3. 2. 1. L’histoire antique: enquête. regard, écriture
3. 2. 2. L’histoire antique et la quête d’une rationalité propre à l’histoire humaine
3. 2. 3. L’engagement de l’historien. ou une histoire en situation
3. 2. 4. L’Histoire ancienne: un enjeu moderne
3. 3. Les textes philosophiques anciens : une propédeutique générale

4. Traduction, décentrement, appropriation, interprétation
4. 1. L’exercice nécessaire de la traduction
4. 2. Le travail sur texte traduit pendant l’heure de culture antique : intérêt d’un travail à partir de comparaison de traductions
4. 3. L’importance du latin et son rôle de médiateur essentiel avec le français

5. Culture antique, culture mondiale, culture méditerranéenne plurielle

6. Le poids des mots, des phrases et du texte : une école de la recherche

Les enseignants, les élèves. les étudiants souhaitent aujourd’hui, de manière quasi unanime. qu’on en vienne, ou qu’on en revienne, au « sens ».
Ce qui ne veut pas dire qu’il faudrait, grâce à la recherche passionnée du sens, éliminer tout travail formel, ni qu’il serait nécessaire de séparer à nouveau, comme on le faisait il y a bien longtemps, le fond et la forme. On sait en effet que la nécessité de sens mémoriel, historique, culturel, idéologique, s’articule pleinement au choix des mots, des phrases, des genres, des arts, des corps et des supports de la communication, qu’elle soit artistique ou non.
Bref, il n’est pas ici question de revenir en arrière et de jeter la forme avec l’eau d’un formalisme myope.
Il s’agit au contraire de repenser un ensemble lié, qui, dans l’enseignement, et parfois même dans la recherche. a été illégitimement scindé, non par le structuralisme, ou par toute autre approche réputée formaliste, mais par des techniciens épigones qui, redoutant la complexité théorique, pratique et pédagogique, ont été trop pressés d’aller directement à l’utile et au schématique, au risque de vider l’enseignement, les théories, l’art et le fait social de tout intérêt. Il s’agit donc, maintenant, de renouer des fils, en dépassant les faux antagonismes créés par un usage dévoyé, et de revenir à l’esprit fondateur de programmes plus ouverts et plus dialectiques.
L’une des conséquences de la demande de sens, dont nous venons d’évoquer les causes, est de conduire à re-légitimer le rôle mémoriel, culturel, fédérateur des langues et des cultures anciennes. Non pour les embaumer, mais pour les pratiquer, les décrire et les ré- inscrire dans le présent de notre culture. La culture est en effet ce qui fonde la capacité individuelle à s’orienter, elle est un outil et non pas un donné à acquérir une fois pour toutes. Le nouveau paysage de notre modernité, pluriel et éclaté, demande, en, effet, que soit élaborée et pratiquée à l’école une conception plus dynamique de la culture. Une culture qui ne soit pas une somme figée de traditions ou de connaissances établies, qui ne se confonde pas avec un patrimoine, mais qui permette de s’orienter dans le labyrinthe des systèmes modernes. Pour déchiffrer l’opacité des signes contemporains, comprendre l’altérité des cultures différentes, surmonter l’étrangeté des productions de notre propre civilisation, l’apport des langues et des civilisations anciennes ne peut être que déterminant. Contre le « présentisme » (Fr.Hartog), responsable de la production d’« identités » figées autant que de l’adaptation technique au présent, il convient de développer une éducation qui donne davantage accès à une liberté concrète (avec la culture comme outil de réflexion et d’invention), ce qui suppose une prise en compte de l’histoire et de la littérature, dans leur dynamique toujours ouverte.
En effet, devant le développement accéléré des formes modernes de la communication, vouées aux impératifs de la vitesse, de la mécanisation et de la monosémie, une langue avec son histoire et sa littérature, c’est-à-dire avec sa temporalité, ses valeurs parfois contradictoires et la richesse de ses scénarios symboliques, constitue l’indispensable garant de la sauvegarde et de la maîtrise du sens, entendu non comme contenu inaltérable et figé, mais comme exercice méthodique de la pensée critique. Comme le temps n’éloigne pas une langue de son origine, le grec et le latin « langue souche du français » , véhicules d’une culture et d’une littérature qui ont durablement façonné la nôtre, sont appelés à reconsidérer et à retrouver le rôle indispensable qui est le leur.
Outre leur rôle, décisif et traditionnel, dans la formation linguistique des élèves et des étudiants, le latin et le grec peuvent donc contribuer à rendre intelligible la façon dont nous envisageons notre histoire, celle de notre langue et de notre littérature, mais aussi la manière dont nous articulons l’une et l’autre avec l’« ici et maintenant » du monde contemporain.
Les propositions qui suivent ont une double portée : proposer une contribution d’ordre général à une réflexion sur l’enseignement des humanités, tel que le socle commun de compétences et de connaissances compris dans la loi d’orientation de 2006 en a établi la nécessité ; partir pour cela de la réforme, actuellement en cours. de l’enseignement dispensé dans les classes préparatoires aux grandes écoles littéraires en ce qui concerne les langues anciennes. Celles-ci sont appelées à s’inscrire dans un dispositif de formation plus large, « langues et culture antiques », dont le contenu et les présupposés sont largement évoqués ci-dessous. En effet, si de toute évidence les niveaux diffèrent considérablement du collège à la khâgne, si l’enseignement des langues anciennes n’y sert pas les mêmes objectifs en terme d’orientation, et qu’il n’est pas question de confondre les attentes, il n’est pas mauvais de se souvenir que les principes pédagogiques fondateurs sont les mêmes.

1. Histoire, culture et modernité.

1. 1. La question de la «  culture antique »

L’étude des textes anciens, qui ne peut plus se cantonner à une technique linguistique et rhétorique, ne doit pas non plus se limiter à donner aux élèves une sorte de bagage indifférencié de lieux communs, au risque de se fondre dans un pseudo encyclopédisme aux contours flous.
Cette étude doit au contraire être spécifique, exigeante, comptable des matériaux qui la fondent : le corpus textuel, artistique, architectural antique, autrement dit les traces que nous avons du monde ancien, revendiquées comme traces déchiffrables. C’est donc aux moyens nécessaires pour déchiffrer ces traces, mais aussi pour les identifier et les critiquer, qu’il convient d’abord de s’affronter.
La place de l’Antiquité a varié dans nos enseignements, et aujourd’hui la question même de son statut, voire de son maintien est en débat. Il est dès lors indispensable de prendre la mesure de cette situation périlleuse, et sans céder en rien sur une nécessaire exigence de rigueur, de s’interroger sur le statut que peut recevoir aujourd’hui la culture antique dans les écoles. Faire percevoir que l’Antiquité est tout autant une constante construction, qu’une réalité historique, sera ainsi fondamental, ne serait-ce que pour que les élèves comprennent que leur passé, leur présent et leur futur sont aussi des énoncés, des constructions qu’il est important d’identifier de manière cohérente et critique.
Il sera, par conséquent, capital, tout en découvrant l’étrangeté et la spécificité d’une langue et de ses énoncés textuels, de travailler sur les objets antiques dans la différence de leur nature (textes, représentations artistiques, traces architecturales, paysages, jardins, etc.), en utilisant tous les documents propices à cette mise en perspective.

1. 2. Déchiffrage, identification, mise en perspective

Le déchiffrage passe par une connaissance, au départ nécessairement limitée, de la langue (pour les textes) des techniques de production et des modes de représentation (pour l’art et l’architecture). L’identification et la critique passent par une analyse de ces traces et leur histoire (la manière dont elles nous sont parvenues et ce qu’elles sont maintenant).

1. 2. 1. Déchiffrage des traces textuelles.
L’accès à la pensée de l’autre ne peut s’opérer sans un effort minimal pour comprendre sa langue : c’est le geste cognitif primordial qui permet d’accéder, au-delà de la combinatoire des signes, à la clé d’un univers de représentations. Quels que soient son niveau de départ et ses choix disciplinaires ultérieurs, qu’il soit absolument débutant ou déjà avancé dans la fréquentation des textes, l’élève ou l’étudiant doit pouvoir bénéficier, dans cet effort, d’un apprentissage linguistique cohérent ainsi que de la connaissance de concepts fondamentaux (voir en annexe Compétences attendues) puis d’une réflexion épistémologique sur les conflits d’interprétation, menée par l’enseignant.
L’imperfection est inhérente au processus de déchiffrage des textes, il faut en convenir, et l’histoire de la traduction elle-même est essentielle à qui veut faire comprendre que la réalité et la vérité des textes sont relatives. En somme mieux vaut encore jouer avec cette imperfection de nature épistémologique que s’appuyer sur le mythe d’une authenticité toujours contestable.
Certes, les travaux scientifiques en philologie ont permis de remonter le temps et d’établir tel(s) ou tel(s) sens, ou telle(s) ou telle(s) signification(s) lexicale(s) ou grammaticale(s). Mais, inversement, il est tout aussi essentiel de savoir que l’imperfection même des connaissances, à chaque instant de leur pratique, a fait émerger du matériau antique des significations (appelées parfois, ou ensuite, contresens) qui ont rayonné plus longtemps et avec plus d’impact que les certitudes philologiques les mieux attestées. C’est dans ce double système paradoxal que l’enseignant est pris : donner les éléments capables d’assurer une traduction à peu près fiable et précise d’un matériau antique instable, ou non stabilisé, et aussi donner à saisir l’incomplétude du matériau et de toute traduction, ainsi que la passionnante et productive histoire de cette incomplétude.
C’est alors qu’il sera possible de considérer les textes à la fois avec une certaine exigence, dans leur spécificité et leur étrangeté, et aussi de les considérer dans la continuité historique, pour les interpréter à l’aune des procédures critiques les plus actuelles et les plus anciennes.
La difficulté n’est pas mince, mais elle vaut la peine qu’on s’y applique. N’oublions pas d’autre part, et nous allons y revenir, que l’approche linguistique n’est pas à pratiquer isolément, mais qu’elle s’accompagne du recours parallèle à l’étude des autres traces de l’Antiquité, ainsi qu’à des ensembles traduits dont le professeur variera le volume et la fréquence en fonction de la progression de son groupe d’élèves ou d’étudiants.

1. 2. 2. Déchiffrage des autres traces
Si, en matière de déchiffrage des textes, les méthodes d’apprentissage sont finalement assez simples et reposent sur des techniques bien connues, avec les limites que l’on vient de formuler, il est en revanche plus rare de trouver des guides méthodologiques et pédagogiques consensuels pour le déchiffrage des oeuvres d’art, de l’architecture ou des jardins.
Pourtant, il est patent que la « lecture » d’un vase grec, d’un théâtre ou d’un jardin romain, d’une ville antique ou d’un temple athénien est aussi nécessaire que celle d’une tragédie de Sophocle, d’une comédie de Plaute ou d’un texte de Tite-Live. Dans ce domaine, la personnalité et la sensibilité culturelles du professeur sont invitées à s’exprimer librement, selon qu’il aura pu développer une passion pour l’archéologie, le théâtre, l’histoire de l’art, l’ethnologie, la géographie, ou qu’il sera resté ce voyageur attentif et curieux dont les humanistes nous ont transmis le modèle.

1. 2. 3. Identification et mise en perspective
En outre, afin que les éléments étudiés et présentés (littérature, art, architecture, etc.) soient opérants et qu’ils donnent lieu à une appropriation, il faudra aussi qu’ils soient mis en perspective, et cela jusqu’à nos jours. Autrement dit qu’ils soient identifiés comme des traces passées, présentes et en devenir, et non comme des objets parfaits et sans autre histoire que celle, souvent imprécise, de leur époque.
On le sait, il n’y a pas de manuscrit original d’Homère, d’Ovide ou d’Euripide, les ruines du Forum ne sont pas le forum, et la Victoire de Samothrace est aussi incomplète que son histoire est longue et complexe. Si bien que l’Antiquité, sur tous ces points, est à voir dans une continuité historique qui détermine ses sens possibles, toujours en construction, et non point comme une réalité fixée dans un temps lointain et ]idéal.
C’est donc à partir d’un socle linguistique indispensable, mais aussi par le croisement des approches pédagogiques et à partir d’objets précisément identifiés (textes, oeuvres, lieux … ) que les enseignants auront toute latitude pour représenter les temps, les espaces, l’histoire et le jeu qui donne à la fois une vision synchronique et diachronique du monde antique et de sa rémanence. Et c’est précisément là que se joue l’avenir de la culture antique à l’école.

2. L’Antiquité comme propédeutique possible

2. 1. Proposer une culture clairement présente

La situation actuelle des études dites classiques est souvent décrite comme une « survie » éphémère, et, dès lors, donne lieu à de terribles oraisons funèbres. Ce ressentiment, encore lié à l’opposition devenue routinière des « classiques » et des « modernes », a en effet contribué à persuader que les seconds auraient finalement triomphé. Un tel antagonisme n’a pas et n’aurait jamais dû avoir lieu d’être. Il est plus que temps aujourd’hui de rendre toute sa place à un patrimoine littéraire remis en perspective historique et rattaché à ses racines, entre autres, antiques.
Pris dans leur mouvement réactif les discours polémiques pouvaient d’autant moins convaincre qu’ils reconduisaient sans examen des apprentissages aussi mécanistes que ceux qu’ils cherchaient à pourfendre chez leurs adversaires : en l’occurrence l’assimilation décontextualisée, d’ailleurs plus ou moins aboutie, d’éléments des deux langues anciennes classiques qui n’offraient guère de voie d’accès au temps présent. Ces pratiques analogues de facto à l’utilitarisme qu’elles croyaient combattre couraient le risque d’un psittacisme autistique dont le destin inexorable ne pouvait être qu’une lente érosion.
Sans véritable débat de fond, sans aggiornamento indispensable, et dans le moment même – le paradoxe est cruel – où les travaux des grands comparatistes des langues anciennes, Saussure, Meillet, Dumézil, Benveniste, apportaient une contribution décisive aux études littéraires contemporaines, ces pratiques risquaient de faire perdre de vue à notre enseignement la mission qui doit rester la sienne : être un grand savoir oecuménique au service des disciplines de la mémoire, des lettres et du langage.
On sait en effet que la modernité est précisément la capacité des individus à disposer librement et de manière cohérente, des contenus de la tradition, à les juger et à décider parmi les représentations transmises celles oui leur semblent les plus pertinentes pour la situation présente et pour l’anticipation de l’avenir : quel type de relation avec la réalité, avec autrui et avec moi-même s’instaure quand je fais de la science, quand je discute ou négocie avec les membres d’une autre culture, quand j’appartiens moi-même à plusieurs cultures, ou quand je développe une conception économique des rapports humains ? Notre identité est prise entre différents milieux, qui ont leurs logiques propres.
L’exigence de sens ne pourra donc pas, face aux risques d’éclatement et d’aliénation engendrés par la modernité en marche, être satisfaite par la réactivation de contenus culturels traditionnels qui viendraient simplement s’ajouter aux compétences techniques plus récemment acquises. C’est ici que doit prendre place une approche rénovée de la culture et de la littérature antiques.
En effet, enseigner la culture et la littérature antiques avec efficacité ne consiste pas à transmettre des acquis éternels, même s’il est vrai qu’il y eut des moments où le retour à l’antique fut innovant (Renaissance, classicisme, romantisme, modernisme des avant-gardes en art, en littérature, en architecture).Il s’agit de donner accès par l’étonnement et par la méthode à des univers de sens étrangers et, à ce titre, pertinents pour nous.
Il n’est donc pas question de vouloir retrouver ce que l’on connaissait déjà, ni d’avoir accès à des « modèles » plus ou moins légitimes que le temps se charge de consumer,mais, grâce à cette culture et par sa médiation, de se familiariser avec l’exigence et l’urgence modernes de compréhension.
C’est pourquoi un enseignement de la culture antique paraît être l’une des propédeutiques efficaces à un exercice de la liberté au sens moderne du terme, s’il s’agit bien de désaliéner les individus face au poids de leur environnement, de les émanciper et de les rendre ainsi « adultes ». Une connaissance de cette culture, ou de ses traits principaux peut servir de base à cet apprentissage d’une culture moderne dynamique, centrée sur les individus et sur leurs capacités. Les étudiants des classes préparatoires littéraires, en particulier, devront se montrer capables, s’ils deviennent professeurs, de former à cette double compétence, ou de l’exercer, s’ils s’orientent vers la recherche, l’économie, la culture ou la politique. Les classes préparatoires littéraires et l’Université sont les seuls lieux, dans la société contemporaine, où l’apprentissage de cette compétence peut être approfondi, transmis.
Parce qu’elle oblige à une confrontation avec des productions symboliques à la fois fortes, créatrices, dont tous reconnaissent à première vue l’étrangeté et l’opacité alors qu’elles paraissent encore proches à quelques-uns, cette culture est à la fois nôtre, et autre, obligeant, pour être comprise, à un effort de décentrement, à un exercice de comparaison et de traduction.
Les sciences ne deviennent-elles pas plus aisément compréhensibles si l’on suit les étapes qui les ont peu à peu détachées des récits mythiques ou de la spéculation philosophique qui les ont vu éclore ? si l’on prend en compte leur émancipation d’avec les théories antiques, et les raisons de ces ruptures productrices ? La littérature n’est-elle pas plus vivante, si l’on parcourt la formation des genres qui nous apparaissent aujourd’hui comme canoniques, en considérant les oppositions, les critiques et les nouveautés que cette histoire a connues et permises ? La théorie politique ne s’éclaire-t-elle pas si l’on apprend comment se sont peu à peu dégagés les concepts de cité et d’empire, et au nom de quoi ils ont évolué ?

2. 2. L’enjeu des langues et culture antiques pour la littérature française

Il est indéniable qu’entre les textes antiques et les textes littéraires, modernes et contemporains, existe un lien historique profond, sur le plan de l’histoire littéraire comme sur celui de l’enseignement. Les dissocier relève même du non-sens au sein de notre culture européenne. Les exercices littéraires – modes de contextualisation des textes et méthodes d’explication – sont issus des démarches de l’apprentissage pluriséculaire des textes grecs et latins.
La littérature, dont l’invention date des XVIIe et XVIIIe siècles, est un produit de la lecture commentée des oeuvres antiques et de la reconnaissance progressive d’une égale valeur des oeuvres écrites en français sur le plan moral et esthétique : c’est ainsi qu’elles sont devenues des « classiques ». Mis en relation avec la littérature européenne, ils entrent dans un dialogue intertextuel source de débat et de formation dialectique.
Le trait le plus évident de cette filiation demeure la dette de la littérature française et européenne envers les textes philosophiques et poétiques grecs et latins qui en constituent les racines non pas uniques – il faudrait aussi prendre en compte la culture biblique, autre versant d’une culture antique entendue dans sa plus large extension-, mais les plus importantes. Un très grand nombre de thèmes, de motifs, de mythes gréco-latins sont ainsi constamment réinvestis à toutes les époques, du Moyen-Age au XXe siècle, dans l’écriture de nouvelles oeuvres fictionnelles et poétiques. Cependant, notre conception même du fictif, de l’artefact, du réel, est grecque dans la mesure où elle réfère à l’articulation de la numesis et de la poiesis. En conséquence, les grandes questions qui structurent notre rapport au monde trouvent presque toujours une expression, une figure, une fable dans l’Antiquité gréco-latine.
L’Antiquité, cependant, n’est pas seulement une matrice originelle, un réservoir de motifs ou de modèles d’écriture ni, a fortiori, un système de modèles. C’est parce qu’elle est constamment réécrite, ré-imaginée, qu’elle appartient de manière vivante à nos littératures qu’elle nourrit en profondeur. Celles-ci en sont l’expression réactualisée, appropriée, dans les deux sens de ce terme : mêlée à d’autres appoints et à des strates d’interprétation successives qui en transforment le sens originel, qui s’y opposent, qui le transgressent ou le trahissent.
Mais pour constater ces mouvements, pour les décrire et pour avoir une chance de les interpréter, il est nécessaire de savoir pratiquer toutes sortes d’aller et retours entre les oeuvres antiques et les oeuvres modernes et contemporaines. Des aller et retours fondés sur des connaissances peu à peu capitalisées, mais aussi fondés sur les notion de jeu, d’espace et de temps. Ainsi, le regard doit opérer un va-et-vient incessant de l’Antiquité à nous sans oublier aucun des deux pôles.

2. 3. Application des principes précédents et expérimentations possibles

La réunion des Métamorphoses d’Ovide – un des textes les plus féconds pour la littérature européenne de tous les siècles – et de poèmes contemporains d’Yves Bonnefoy dans les programmes de lettres en terminale fournissent un bon exemple. On a là deux usages absolument différents de la mythologie, mais qui tissent des liens souterrains au coeur d’une même culture, Ovide nourrissant Bonnefoy, et Bonnefoy modifiant la lecture et l’interprétation non seulement d’Ovide, mais des métamorphoses et des mythes antiques ici et maintenant. Les exemples d’oeuvres contemporaines qui appuient leur signification la plus moderne, tant au plan de l’écriture que de leur enjeu, sur des oeuvres ou des figures antiques sont foison, d’un Claude Simon à une Christa Wolf en passant par Henry Bauchau. Ces auteurs ne cherchent pas à restituer l’Antiquité, ils l’utilisent comme un bien commun, une figuration en constante reformulation. Et en cela, ils la changent.
Il y a donc à distinguer entre les historiens de l’Antiquité – et, d’une manière générale, les spécialistes de cette période – et l’apprentissage de la littérature, non pas pour instaurer une opposition ou une rivalité au profit d’une nouvelle – et ridicule – querelle des Anciens et des Modernes, mais dans une nécessaire complémentarité. Italo Calvino, Tzvetan Todorov, Pascal Quignard lisent à égalité des textes de l’Antiquité et de toutes les époques pour comprendre la littérature, qui est leur souci premier, et pour reformuler le monde, comme il était et comme il va.
Dans l’organisation des études, les étudiants qui s’engagent dans la préparation des concours littéraires n’ont pas eu réellement accès à la culture antique. Il est donc important et urgent de les ouvrir à cette culture, par une démarche de sensibilisation sérieuse. Certains voudront poursuivre, d’autres non.
Pour ces derniers, l’enjeu est néanmoins de s’approprier cette culture qui ne doit pas être réservée à ses spécialistes.
De se l’approprier… en d’autres termes d’être en mesure de s’en servir dans le présent, nous l’avons dit, de la prendre pour une composante du présent, et de prendre le présent comme un moyen de la relire.
Dès lors, comme on s’interdira d’assener que nous tenons tout des Romains et que nous les révérons pour cela même, on s’abstiendra de poser que les Romains ont été « comme nous », ou qu’ils ont cédé aux mêmes plaisirs, peurs, dangers, que nous. En revanche, on montrera comment l’espace, le temps, le jeu des cultures qui nous séparent d’eux sont utiles à connaître parce qu’ils dévoilent quelque chose de ce qu’ils ont pu être alors et de ce que nous sommes aujourd’hui. Et l’on ne refusera pas pour autant aux élèves, voire aux étudiants, la joie de cette identification, raisonnée et enthousiaste à la fois, à tel ou tel héros, à telle ou telle héroïne, à tel ou tel idéal, qui est une des expériences les plus fortes de l’enseignement littéraire.
Quelles que soient leurs approches des corpus modernes (du XVIe au XVIIIe siècles) et contemporains (à partir du XIXe), les littéraires ont besoin de trouver un accès direct à cette connaissance et qu’elle ne se réduise pas pour eux à de simples références mortes, a fortiori de seconde main.
Ayant reçu une introduction aux auteurs anciens, ils pourront y puiser 1ibrement, le moment venu, selon l’avancée de leurs propres études, sans inhibition ni timidité excessives, devant des auteurs qui leur paraîtraient inaccessibles, intouchables, devenus, de fait, des monuments d’une culture que les anthropologues diraient « froide ».
Il ne peut en effet s’agir, dans un premier temps, que d’une introduction car, tout en ayant conscience de cette nécessaire place de la culture antique dans la formation des futurs spécialistes de Lettres et de Sciences Humaines que sort les élèves des classes préparatoires, nous devons rester réalistes sur les possibilités qu’offriront les limites non extensibles d’unemploi du temps déjà chargé. Mais une telle introduction peut contribuer à une ouverture chronologique et spatiale particulièrement formatrice. La prise de conscience d’un passé de la langue, des mots et des figures avec lesquels on pense, parle et écrit maintenant, permet de comprendre ce qu’est la littérature la plus contemporaine, son jeu distancié avec le langage commun et les images reçues, entre héritage et création, en quoi elle est une sorte de conscience historique en acte. C’est ainsi que la collaboration entre « antiquisants » et « modernistes », condition indispensable de la réforme dont nous jetons ici les bases, permettra de vérifier, selon une sagesse millénaire dont l’héritage a façonné nos savoirs, que rien ne naît dans l’absolu d’une invention qui ne référerait qu’à elle-même.

3. L’antiquité interdisciplinaire

L’un des privilèges de la culture antique est précisément qu’elle met sous nos yeux, dans un corpus relativement restreint, la manière dont se sont constitués les domaines de sens dont la séparation nous apparaît comme une évidence. Elle ne se pensait d’abord pas comme scindée, mais comme une élaboration constante, parfois remise en cause, des différences entre ces domaines. La littérature et le mythe, ou la philosophie ne faisaient d’abord qu’un , le droit et la morale ne se sont séparés que progressivement. Lire un texte ancien, Homère, Antigone, la République de Platon, la Poétique d’Aristote, ou Virgile, Lucrèce, Plaute, Tacite ou Augustin oblige à connaître, dans leurs relations, plusieurs disciplines.

3. 1. Les textes scientifiques anciens : apprentissage et histoire de la connaissance

La science, toujours, s’est considérée comme une histoire : une enquête et une transmission. A ce titre, la conception moderne de la science est plus ancienne que la science moderne : elle s’impose en Grèce et en langue grecque. Si les modèles ont évolué, les principes, les méthodes et les objets sont en grande partie identiques et prolongés. L’étymologie et le bénéfice que l’on peut tirer de sa connaissance dans les idiolectes scientifiques qui sont imprégnés de gréco-latin et continuent d’y puiser leurs instruments de pensée, y compris par des néologismes qui ressuscitent ces langues, sont souvent donnés en exemple , mais pour la compréhension des langages scientifiques l’étymologie ne donne pas seulement un sens premier et un nom de famille lexicale : elle fournit les racines d’un concept, dont 1’usage sans être absolument figé est toujours déterminé par son origine.
Cependant une connaissance purement lexicale (fournie par le dictionnaire) ne peut suffire à saisir les enjeux des concepts, et c’est nécessairement par les textes qui les mettent en jeu et les contextualisent que l’on comprend à quoi ces concepts répondent, les objets qu’ils construisent afin de penser le monde.
Pour les textes de savoir, comme pour tous les textes qui synthétisent une expérience (esthétique, affective, intellectuelle, spirituelle … ) et métabolisent dans l’écriture un patrimoine, les repères culturels sont indispensables. Or notre patrimoine littéraire et culturel nous rend à même, avec une profondeur historique exceptionnelle (un millénaire au moins) et une continuité incomparable, de suivre dans ces langues cette évolution. Même si l’on ne vise pas à former des épistémologues, la pratique des langues anciennes, dans un esprit d’initiation scientifique, permet de comprendre ce que signifie formuler des problèmes, élaborer des méthodes, traduire et acclimater une réflexion. C’est dans ces langues que se crée pour nous le langage scientifique, qui se caractérise à la fois par sa rigueur et sa souplesse, et initie comme la philosophie à la formation et au maniement de concepts. Comme en philosophie aussi, dont les sciences ont toujours été les soeurs jumelles, on assiste tout au long de l’histoire gréco-latine à une compétition des doctrines en sciences expérimentales et humaines. Ce régime reste fondamentalement le nôtre, et il ne suffit pas de dire qu’il s’ancre dans ce passé antique : il s’y exprime de façon lumineuse et, pour notre compréhension intime, définitivement et actuellement irremplaçable. Ainsi en témoigna, entre autres, Wemer Heisenberg, qui. dans son livre La Nature dans la physique contemporaine (1955), expliqua la nouveauté de ses découvertes en les mettant longuement en perspective avec l’atomisme et avec le Timée de Platon.
Aujourd’hui les disciplines scientifiques sont les disciplines les plus valorisées, à travers le système scolaire, dans notre société qui semble vouloir croire que les hommes ont essentiellement besoin d’une appréhension théorique, comme si le recul et la conscience historique n’étaient pas encore plus nécessaires, dans une période d’accélération des mutations techniques et culturelles. Cet enseignement scientifique théorique, régulièrement actualisé mais trop souvent déconnecté des tâches professionnelles, exerce une fonction discriminante à l’intérieur du cursus scolaire et constitue non seulement un bagage utilisable mais aussi, et parfois surtout, un indice conventionnel d’aptitude intellectuelle. Et il y a là souvent ambivalence, voire contradiction, car la technique est mal aimée et les bases historiques de la culture scientifique sont évacuées. Pourtant, cette préférence de l’école pour les sciences est non seulement valable mais… d’esprit typiquement hellénique. Si elle conduit à une marginalisation de l’étude des langues anciennes, c’est en vertu d’une schématisation absurde de la place respective des sciences et des langues anciennes dans l’imaginaire social et les fantasmes de la modernité. L’opposition des deux types de savoirs, comme une alternative radicale, a été dramatiquement accentuée par l’organisation scolaire des études et le découpage des filières. Pourtant la connaissance du grec et du latin relève autant de la formation scientifique que de la formation littéraire, et l’opposition lettres vs sciences est une impasse pédagogique, qui conduit à une sorte d’hémiplégie intellectuelle et culturelle.
La littérature scientifique de l’antiquité, car c’est évidemment une littérature, est le lieu idéal où peut se produire cette réconciliation ; par sa nature même elle est une preuve de l’inanité de l’antithèse admise et qui, était alors considérée comme factice. Le fait que le traité d’astronomie antique le plus célèbre et le plus commenté (Les Phénomènes d’Aratos) soit aussi un magnifique poème, ou que l’épopée homérique ait été considérée comme le miroir de tous les savoirs, y compris techniques (tissage, pêche, … ) et scientifiques (arithmétique, géographie, astronomie, … ) s’il renvoie à des distributions du champ intellectuel différentes de la nôtre, doit en même temps susciter une réflexion sur la cohésion culturelle. Il ne s’agit pas simplement de récuser un clivage stérile, mais de souligner la nécessité de restaurer, dans les modèles culturels contemporains, dans les mentalités et dans la refondation pédagogique, cette solidarité intellectuelle entre les sciences et leur milieu linguistique et culturel d’émergence, de formation et d’épanouissement. Car la logique des sciences, c’est leur histoire, et leur langage. Il est clair que pour la compréhension des questions scientifiques une expérience linguistique et culturelle de nos littératures anciennes, grecque et latine, même si elle n’est pas une connaissance approfondie et spécialisée, apporte aux élèves un recul et unedistance -autrement dit une maîtrise – que rien ne peut remplacer. La contribution profonde, formellement et intellectuellement, des littératures antiques à la formation de l’esprit scientifique est une évidence qu’aucun des grands chercheurs scientifiques ne contesterait, et que la plupart regrettent ouvertement de voir tronquée.
‘Nul n’entre ici s’il n’est géomètre’, exigeait Platon, à l’entrée de l’Académie, dans un monde qui était alors philologue ; ‘nul n’entre ici s’il n’est philologue’ serait-on en droit de souhaiter en retour, dans une école qui croit de son devoir de servir essentiellement les sciences dites « dures ». On ne peut faire semblant de croire qu’un système éducatif qui progressivement évacuerait ses humanités et renierait les logiques culturelles traditionnelles, réaliserait à ce prix pour le bien des élèves et des étudiants, son adaptation au monde moderne. Pour la formation d’un homme comme pour celle d’un citoyen – métier revenu à l’honneur, l’existence d’un enseignement général de langues et cultures grecques et 1atines, et la valorisation sociale concrète, dans l’éducation, de la composante dite classique sont deux engagements indispensables.

3. 2. Les textes historiques anciens : histoire de l’Histoire et construction du point de vue

Les textes historiques antiques posent des questions majeures, qui demeurent inscrites au coeur de la démarche historique. La constitution dans l’Antiquité de ce corpus de textes historiques témoigne d’abord en elle-même de l’intérêt que les Grecs et les Romains portaient à leur propre histoire. L’histoire humaine devenait ainsi l’objet d’une investigation, elle constituait un champ spécifique d’interrogations.
Commençait bien alors l’aventure de l’histoire comme discipline intellectuelle – et littéraire, parce qu’impliquant des enjeux d’écriture -, consciente de sa problématique liberté, et appelée à bien des métamorphoses.

3. 2. 1. L’histoire antique : enquête, regard, écriture

L’histoire grecque trouve un commencement symbolique dans l’enquête d’Hérodote.
Cette « Historié » se donne d’abord comme un témoignage, comme un recueil de choses vues – comme le signale d’ailleurs le sens étymologique de cette désignation grecque. Hérodote trouvait sa légitimité première dans cette collecte d’informations. L’historien antique engage ainsi une liberté personnelle en posant un regard interrogateur sur le monde qu’il parcourt. Animé par une exigence d’intelligibilité, il apporte ses informations, présente ses analyses, ses convictions, et marque parfois ses hésitations.
Hérodote ou Thucydide, Salluste, Tite-Live ou Tacite savaient aussi que la mise en forme de cette enquête posait un problème d’écriture : comment l’écriture de l’histoire pouvait-elle trouver sa fonction et sa dignité à côté des autres discours, des autres écrits qui s’inscrivaient dans le champ culturel de la Cité ou de la Respublica ? Les plus grands noms de l’histoire antique apportent une réponse réfléchie à cette question.

3. 2. 2. L’histoire antique et la quête d’une rationalité propre à l’histoire humaine

Les grands textes historiques ont pour enjeu d’éclairer la raison de ces conduites humaines qui constituent l’histoire. Hérodote dit ainsi dans les premières lignes de son Enquête qu’il cherche à montrer la raison (« aitia ») pour laquelle les Grecs et les Barbares sont entrés en guerre. Une génération après lui, Thucydide veut éclairer la raison qui rendait inévitable la guerre entre Sparte et Athènes. Polybe cherche à comprendre la raison de la toute puissance de Rome et de sa victoire non seulement sur Carthage, mais aussi sur la Grèce. Dans la Cité de Dieu, Augustin veut éclairer la raison de l’effondrement de Rome devant les forces barbares.
Cette histoire antique s’inscrit parfois dans la forme de la monographie (comme Salluste dans la Conjuration de Catilina ou Tacite dans son Agricola). Mais son ambition récurrente est d’assumer une histoire générale. L’histoire des Anciens s’est souvent voulue universelle, l’univers ayant les limites de leur expérience du temps et de l’espace. Ce fut le cas pour Hérodote, Thucydide, plus encore pour Polybe, Diodore de Sicile, Tite-Live, Denys d’Halicarnasse, Augustin. Plutarque, à sa manière, poursuivait la même ambition dans ses Vies Parallèles.

3. 2. 3. L’engagement de l’historien, ou une histoire en situation

Les historiens de l’Antiquité ont la conscience vive de cette inscription de leur travail dans la spécificité de leur époque.
Si Hérodote conduit son Enquête, c’est parce que les Guerres médiques viennent de résonner dans l’ensemble du monde grec. Quand Tite-Live engage sa grande Histoire du peuple romain, Ab Urbe condita, il sait qu’en construisant ce monument, il accompagne l’oeuvre de reconstruction impériale voulue par Auguste, il infléchit cette dynamique.
Les Commentaires de César constituaient certes une forme d’écriture historique directement engagée dans l’action. Les écrits de Salluste sont aussi, à leur manière, des écrits engagés. En écrivant les Annales et les Histoires, Tacite faisant entendre dans l’Empire une voix singulière, chargée de résonances critiques. Quand Flavius Josèphe écrivait la Guerre des Juifs, au premier siècle après Jésus-Christ. il marquait sa situation de Juif romanisé.
Singularité d’un regard et recherche objective ; rigueur d’une enquête et élaboration littéraire ; recherche d’intelligibilité, et même de rationalité, dans une histoire parfois glorieuse, mais le plus souvent chaotique et désastreuse ; ambition d’une histoire universelle, qui parle de toute l’humanité et soit son bien commun ; responsabilité de l’historien engagé dans son temps : le corpus des historiens antiques pose ainsi des questions qui n’ont cessé d’accompagner la discipline historique, tout en témoignant d’un moment très particulier de l’histoire humaine.
Situé consciemment dans son temps, l’historien de l’antiquité pouvait s’interroger de même sur les espaces où s’inscrivait l’aventure humaine. Hérodote comprend la relation fondamentale qui lie l’Egypte à la présence nourricière du Nil. Tacite situe d’emblée les Germains dans la dureté d’un territoire sauvage. A l’époque d’Auguste, Strabon prolonge son immense Histoire (Historika hupomnèmata) par une imposante Géographie (Geographika) : c’était pour une part avec les historiens que s’inaugurait la réflexion géographique. – Cette science géographique devait se déployer aussi sous le regard des mathématiciens astronomes comme Eratosthène et Claude Ptolémée, dans le champ de la philosophie avec Aristote et les Stoïciens, dans le cadre de l’Histoire naturelle avec Pline l’Ancien : dès l’Antiquité, la géographie se constituait ainsi dans cet étoilement de savoirs qui lui conférait d’emblée sa richesse multiforme et sa diversité méthodologique.

3. 2. 4. L’Histoire ancienne : un enjeu moderne

L’importance historique de ce moment antique, et le prestige de ces textes historiques venus de l’Antiquité, ont eu cette conséquence : c’est l’histoire antique qui a constitué en quelque sorte le premier laboratoire où s’est forgée la discipline historique des modernes.
De manière récurrente, du XVIème au XVIIIème siècle, on interroge ce matériau que constitue l’historiographie antique. Tous les esprits étaient formés dans cette confrontation avec l’histoire des Anciens. L’histoire antique constituait le coeur du savoir historique.
Vint le temps des interrogations critiques : Louis de Beaufort en 1738 publie sa Dissertation sur l’incertitude des cinq premiers siècles de Rome. La critique des sources devenait une exigence de la critique historique. Comment situer le passé dans sa véritable distance ? Cette interrogation fut posée avec un éclat particulier par Fustel de Coulanges dans son livre La Cité antique, en 1864.
Rigoureuse appréciation des sources, définition de la juste distance entre l’historien et son objet: ce sont là des questions que l’histoire d’aujourd’hui s’emploie toujours à réapprécier. Elles viennent pour une part essentielle de l’historiographie antique.

3. 3. Les textes philosophiques anciens : une propédeutique générale

Si la formule fameuse de Whitehead : « L’histoire de la philosophie européenne n’est qu’une série de notes de bas de page à Platon » est d’abord une boutade, elle n’en suggère pas moins, avec plus d’éloquence qu’un long discours, tout ce que la philosophie doit à ces Anciens, Platon en tête, qui l’ont instituée en discipline. L’Antiquité gréco-latine, parce qu’y ont été élaborés des schémas conceptuels d’analyse de la connaissance, de l’homme et du monde, et testé bon nombre des principales options théoriques possibles, continue d’occuper une position de repère pour qui veut apprendre à penser. Que l’élève se destine ou non à l’enseignement et à la recherche, que sa spécialisation le conduise vers la philosophie, les lettres ou les autres disciplines relevant des sciences humaines, ou qu’il se dirige encore vers d’autres métiers, les philosophies antiques constituent un point de passage déterminant pour la formation intellectuelle de chacun.
L’apprentissage d’une langue ancienne, joint à un enseignement de culture gréco-latine appuyé sur un corpus de textes en partie philosophiques et en partie extérieurs à la philosophie, permet un enrichissement substantiel de cette approche, qui rejaillit sur l’approche de la philosophie en général.
D’une part, les systèmes de pensée anciens sont ainsi mis à distance. L’immersion des premiers débats philosophiques dans leur contexte (autres savoirs, genres littéraires, religions anciennes, formes d’organisation sociale et politique, et d’abord système de la langue) permet à la fois de mieux les comprendre et de situer les tentatives ultérieures pour les réactualiser dans une autre perspective. Une réflexion sur la vérité dans la Grèce ancienne (aletheia) peut être conduite à partir d’une étude linguistique, à partir de la lecture d’Hésiode ou d’Homère, et cela enrichira la compréhension proprement philosophique de la notion, ainsi que l’appréciation de son utilisation ultérieure. jusqu’à l’époque contemporaine (ainsi notamment dans le courant phénoménologique). La construction des catégories de présocratique ou de sophiste, si elle est étudiée à partir de la langue (dans le second cas), ou à partir de textes fondateurs de Platon ou d’Aristote (dans le premier cas), éclaire des pans entiers de l’histoire de la philosophie et conduit à des interrogations majeures sur la nature même de la philosophie.
D’autre part, le dépaysement que procure la confrontation avec des fragments de Présocratiques, un dialogue de Platon, un traité d’Aristote, une lettre d’Epicure, une oeuvre de Cicéron ou de Sénèque, une pensée de Marc-Aurèle ou un extrait de Plotin, lus en partie en grec ou en latin, enseigne, en même temps que l’on appréhende la distance culturelle et historique qui nous sépare et nous éloigne d’eux, l’étrange proximité qui naît, malgré tout, d’un sentiment de reconnaissance : reconnaissance de la pertinence d’un étonnement, d’une forme d’interrogation qui ouvre à un questionnement radical, sur le fond, et achemine vers une quête de vérité. Sans qu’il soit nécessaire de transformer l’étude d’un dialogue platonicien en exercice de logique (bien que cette démarche, très pratiquée en pays anglo-saxon, ne soit pas du tout stérile, loin de là), l’analyse précise de l’argumentation (mots de liaison, concepts grecs ou latins employés) de son mouvement et de son sens, théorique aussi bien que pratique, peut encore placer le lecteur contemporain en interlocuteur actif et fécond de Socrate.
Enfin, bien des oeuvres de l’Antiquité, non philosophiques au sens strict, ont exercé sur la philosophie même une influence considérable. Comment tirer profit de l’interprétation hégélienne de l’Antigone de Sophocle sans connaître la pièce ? Ce constat est particulièrement incontestable dans le domaine de la philosophie morale et politique. Les historiens et orateurs grecs et romains ont nourri ce domaine, lui ont fourni ses instruments d’analyse : classement des régimes politiques, valeurs et idéaux (qu’on songe seulement à la liberté et à l’esclavage, avec les débats anciens et modernes qui leur sont liés : notion de liberté selon les Anciens et les Modernes, esclavage et aliénation, empire et impérialisme).

On peut penser que l’apprentissage des langues et de la culture antiques, du point de vue universaliste qui est celui de la philosophie, permettra à l’élève, selon une formule qui est née dans l’antiquité gréco-latine, de devenir « citoyen du monde ».

4. Traduction, décentrement, appropriation, interprétation

4.1. L’exercice nécessaire de la traduction

Paradoxalement c’est aujourd’hui, où la traduction s’est affranchie très largement des préjugés ethnocentristes, où elle s’est laïcisée et se vit comme un atelier des rapports d’altérité et des échanges interculturels, qu’elle disparaît, pour une large part, de l’enseignement scolaire.
L’activité de traduction, en effet., ne concerne plus aujourd’hui que fort peu d’élèves dans notre système scolaire. Ce constat malheureusement fondé, intervient à un moment où les activités de traduction pourraient favoriser la constitution d’un socle culturel commun à tous les pays d’Europe. C’est pourquoi, afin de convaincre par l’exemple, il importe de redéfinir d’abord dans nos classes préparatoires littéraires une véritable pratique de la traduction, de lui restituer sa dimension interculturelle, et de la valoriser plus que jamais. En effet, la traduction s’est avec le temps trop souvent réduite à des exercices parfois stériles, parce qu’ils figent le sens au lieu d’ouvrir sur l’interprétation des textes et l’écriture. Or traduire est une expérience de découverte, une activité formatrice qui devrait dès ses débuts être dédramatisée, désacralisée. La traduction n’est jamais en effet l’épuisement du texte. Elle ne saurait prétendre fixer une fois pour toutes une vérité absolue de celui-ci et se perdre dans cette recherche dogmatique. Elle s’expérimente comme un chemin personnel toujours renouvelé.
Traduire des textes latins ou grecs c’est d’abord avoir conscience de l’écart temporel qui nous sépare d’eux, et s’inscrire avec un oeil critique dans le grand palimpseste constitué par la multitude des traductions des textes antiques, c’est aussi s’efforcer de ne pas projeter sur les mentalités des Anciens notre propre manière d’être et de sentir.
En ce sens la traduction, quelle que soit la nature du texte, est une véritable technique, un exercice critique : le professeur qui travaille un texte avec ses étudiants doit être autant un anthropologue que linguiste. Cependant, il ne peut exiger d’eux, dans le cadre d’une CPGE littéraire qu’ils résolvent des problèmes complexes de traduction : du moins leur fera-t-il percevoir, chaque fois que cela sera possible, combien cette culture antique est parfois différente de l’image que nous pouvons nous en faire à travers nos connaissances d’aujourd’hui. En cela, même si le professeur de latin et de grec sait bien qu’aux prises avec les connaissances et les valeurs d’une société distante dans le temps il ne saurait être uniquement un explorateur des différences, il remet nécessairement enjeu ses connaissances et ses valeurs, brouillant ainsi ses propres frontières, comme celles de l’autre.

4. 2. Le travail sur texte traduit pendant l’heure de culture antique : intérêt d’un travail à partir de comparaison de traductions

Un certain purisme oppose parfois avec force la qualité du texte original à la faiblesse principielle de ses traductions, dont la multiplicité même montre qu’elles sont imparfaites. L’argument a des conséquences perverses, notamment celle qui conduit à ne pas lire et à ne pas faire lire les oeuvres de l’Antiquité au nom d’une perfection illusoire et, souvent, d’une compréhension en réalité elle-même faible du texte d’origine. « L’intraduisible » a souvent été érigé en idéologie, de manière à barrer des accès. Or on constate, tout simplement, que l’on traduit et retraduit beaucoup, que la traduction a accompagné l’invention littéraire et théâtrale, lui a donné des ressources, qu’elle est en elle-même une histoire, qui a fortement contribué à l’élaboration des cultures modernes. Lire des textes anciens en traduction a dès lors une double fonction, quant à la connaissance de la tradition ancienne et quant à la connaissance des différentes formes de la modernité. Ces fonctions ne sont remplies que si l’enseignant ne choisit pas, comme c’est souvent le cas, une seule traduction de référence,mais tient compte de la pluralité des traductions et si possible, dans la mesure de ses compétences, en plusieurs langues modernes.
Cela, tout d’abord, ouvre à la connaissance des oeuvres anciennes. On ne comprend pas un court passage d’une tragédie ou d’une épopée sans connaître le tout. La lecture cursive doit être souvent pratiquée. Les oeuvres anciennes doivent pouvoir être « dévorées » comme les romans modernes. Mais même pour la compréhension du détail de textes considérés comme importants, la lecture et la comparaison des traductions est efficace. Les différences, les écarts ne sont pas tant à prendre comme des défauts, mais comme le signal d’un problème, qui demande discussion. Ainsi, pour prendre l’exemple du texte sans doute le plus fameux de Sophocle, l’ouverture du deuxième chant de choeur de 1’Antigone, on ne peut s’en tenir à la traduction la plus lue (par Paul Mazon. aux Belles-Lettres) : « Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme » (v. 332 s.), puisque d’autres traducteurs nous proposent : « Combien de terreurs ! Rien n’est plus terrifiant / Que l’homme » (J. et M. Bollack), ou : « Many things are formidable, and none more formidable than man ! » (H. Lloyd-Jones), ou, il y a deux siècles : « Uungeheuier ist viel. Doch nichts / Ungeheuier, als der Mensch » (Fr. Hölderlin, chez qui terrifiant devient monstrueux). Il s’agira alors de surmonter une perplexité, d’expliquer les sens possibles de l’adjectif deinon, merveilleux ou terrifiant, de rendre compte de la probabilité d’un sens ou de l’autre dans ce contexte d’emploi précis, au neutre pluriel, puis de suivre les conséquences du choix dans la lecture de la suite du chant : éloge de l’humanité ou méfiance ? L’enseignant sera amené à choisir, et surtout à informer des raisons et des effets de son choix. C’est une discussion du sens de la tragédie qui sera ainsi entamée. Les traductions seront donc commentées, rectifiées éventuellement, de manière à faire apparaître ce qui, dans le texte original, est difficile, demande une interprétation, et ouvre le débat.
Un texte aussi fondamental pour la formation littéraire que la Poétique d’Aristote pourra être lu dans ses différentes traductions modernes. C’est en voyant comment les interprètes ont réussi à rendre des termes comme mimesis ou catharsis, comment ils ont tranché des difficultés textuelles que l’on acquiert une représentation claire des nouveautés et des questions théoriques que pose ce texte. La comparaison des traductions a une autre finalité. Elle est le support particulièrement démonstratif d’une histoire comparée des lectures et des littératures modernes et contemporaines. On sait que les conceptions du « traduire » ont beaucoup évolué depuis l’Antiquité et au sein des cultures européennes. Il y a là un matériau très parlant pour une approche des différentes esthétiques, des théories de la signification et de la communication. En juxtaposant les traductions d’Homère, qui posent à l’interprète la difficulté de la langue, du mètre, du caractère formulaire de la diction, on découvre, selon les langues et les traditions modernes, la manière dont a été conçue la poésie, quelle importance était donnée à la forme, à l’étrangeté de l’original, quels effets de proximité étaient recherchés. On verra quelle influence la traduction a eu sur la langue, selon que celle-ci était conçue comme rationnelle, achevée, ou, par exemple en Allemagne avec les Classiques et les Romantiques, comme étant encore à faire. La culture apparaît ainsi comme une histoire contrastée de réappropriations différentes et plus ou moins fécondes.
Au–delà, cet exercice incite à se forger une conscience de sa propre langue, et de ses propres capacités poétiques. S’il a une connaissance suffisante du grec et/ou du latin, un élève pourra se demander face à la pluralité des traductions, comment il aurait fait lui-même. Il sera désinhibé par la connaissance qu’il a des différences entre les traductions, et l’étrangeté du texte qu’il traduit l’incitera à être inventif.

4. 3. L’importance du latin et son rôle de médiateur essentiel pour le français

L’intérêt, la passion que de grands écrivains modernes portent au latin reposent d’abord sur un constat : cette langue entièrement filtrée par la littérature, rappelait encore récemment le romancier Julien Gracq, a nourri une part considérable de la littérature française et européenne. Le lien constitutif du latin avec le français n’est pas seulement culturel mais généalogique : l’étudiant d’un institut d’études politiques, qui se verra proposer une recherche sur le concept de candidat par exemple, se rendra vite compte que la pratique romaine, qu’il ne manquera pas d’évoquer, n’aura pas le même statut dans sa recherche que s’il se fût agi de quelque pratique symbolique de la Chine du Nord : le mot « candidat » le lie autant que l’idée et l’histoire. Le philosophe débutant, qui rencontrera dans le texte d’un penseur chrétien de l’Antiquité le mot conscience, ne pourra éviter de s’interroger sur son étymologie et son usage dans la littérature classique d’un Cicéron ou d’un Salluste : le mot ici témoigne dans son évolution sémantique, d’une grande fracture de la pensée occidentale.
Une démarche rigoureuse et scientifique de linguiste, de littéraire ou d’historien, a besoin avec le sens des mots de restituer la mémoire et l’itinéraire d’une langue, c’est l’expérience que font les étudiants et les chercheurs en sciences humaines, inévitablement, à tel ou tel moment de leurs études. L’étymologie même n’est pas seulement une archéologie, Le latin,si insistant,dans notre langue – et paradoxalement moins dans son origine que dans son expansion la plus moderne – nous entraîne toujours en en amont des mots mais toujours au plus actuel des mots : l’etumonô n’est pas le secret, ni le caché ou l’oubli, des mots ; il en est le visible et le perçu du sens. L’identité latine de la langue française est un fait tellement massif, la nature des programmes tellement nourrie de connaissances et de références latines que son rôle médiateur avec le français doit être enseigné et développé au plan de la langue, de la rhétorique et de la littérature. Pour que ce rôle trouve toute son efficacité, il convient, non seulement de définir de nouvelles pratiques et orientations de la pédagogie du latin répondant à sa qualité de langue ancienne du français, mais aussi de nouvelles approches susceptibles de faire goûter aux étudiants littéraires l’exploration du champ de la latinité autour de grandes figures comme Pétrarque, Dante, Montaigne, Shakespeare, ou Cervantès, souvent trop isolées par notre enseignement dans leur littérature respective.
C’est dire l’importance, pour un étudiant d’une classe préparatoire littéraire, d’une maîtrise modeste mais efficace de notions latines et grecques, de ces « mots découverts » pour reprendre la belle expression du linguiste et lexicographe Alain Rey, qui restent présents dans la langue, la littérature, les institutions, la culture : constitutifs de notre savoir.

5. Culture antique, cultures mondiales, culture méditerranéenne plurielle

La portée propédeutique de la culture antique et des langues « mortes » que sont le latin et le grec (mortes comme langues mais vivantes à travers leurs textes perpétuellement retraduits et réutilisés) conditionne non seulement notre rapport à notre culture, mais aussi notre ouverture aux autres cultures du monde. Toutes, en effet, que ce soit en Chine, en Inde, en Afrique ou dans l’ensemble des pays de tradition musulmane, se définissent par un rapport actif, nouveau à leur propre passé ainsi qu’aux passés des autres civilisations, qui ont été et qui sont maintenant plus que jamais en communication les unes avec les autres. Toutes, sans exception, ont une Antiquité ou un âge classique qu’elles retravaillent, réactualisent, sous des formes diverses. Elles n’y ont pas renoncé et continuent de transmettre cet héritage tout en le modifiant du fait même de cette transmission, qu’elle soit fidèle ou critique, selon les lieux et les époques. Ces cultures, même dans leurs mouvements de modernisation radicale, de transformation, sont par définition traditionnelles, au sens où il s’agit d’un héritage ancien qui est repris, actualisé et adapté. Elles appartiennent donc à un processus historique qui a pour base un passé dont elles assurent (à quelques exceptions momentanées près) l’actualisation et l’élargissement. Ce ne serait pas le moindre paradoxe que les pays européens soient les seuls à se priver de cette puissante ressource qu’est la reconsidération du passé, sa réappropriation dynamique en vue de la définition des avenirs possibles. Si, cédant aux exigences d’un modernisme qui ignore sa propre histoire, les sociétés européennes renonçaient délibérément à cultiver ces ressources, à les offrir aux individus, non seulement elles s’écarteraient des autres cultures en faisant exception, mais, surtout, elles s’interdiraient de pouvoir entrer en relation avec ces cultures. Tout comme la nôtre, ces cultures sont des histoires, qui ont connu leurs à-coups, leurs révolutions et leurs continuités ; ce ne sont pas des blocs rigides, des civilisations autres constituées une fois pour toutes : elles sont prises dans un travail permanent de réinterprétation et de recomposition.
Entrer en relation avec elles, en respectant à la fois ce qu’elles ont de différent et ce qui en elles permet un échange, requiert une éducation, une compétence que seule l’école peut garantir : l’habitude et le goût du déchiffrement et de la compréhension de mondes symboliques autres et possédant chacun une valeur universelle au sens où ils sont individuels, et non substituables à d’autres. Connaître sa propre culture comme langue, littérature et histoire, et, entre autres, comme réélaboration d’un passé antique, peut alors être considéré comme une introduction rigoureuse à l’ouverture à ces mondes, à la fois proches et différents. Il ne s’agit pas, avec l’accent mis sur l’Antiquité, d’un repli sur une identité donnée et inaliénable, et de renforcer ainsi les frontières entre les cultures. Au contraire, il s’agit, sur un matériau familier mais toujours distant de se donner les moyens réels de l’ouverture. Les événements internationaux actuels montrent trop clairement combien est dommageable l’absence de compréhension historique des autres cultures ainsi que de la sienne propre.
Comme nous le rappelions en préambule, l’un des objectifs affichés par la Loi d’orientation et de programme pour l’Avenir de l’école, dans le cadre du Socle pour tous ou « ensemble de connaissances et de compétences indispensables », est la construction par l’école d’une culture humaniste et scientifique, il est écrit également dans le rapport annexé : « L’école n’a pas uniquement pour rôle de dispenser des connaissances que l’évolution rapide des savoirs et des technologies risque de rendre obsolètes, elle doit apporter les références culturelles sur lesquelles notre civilisation s’est construite ».
Les langues anciennes ont plus que jamais leur raison d’être, pour travailler à la convergence des cultures dans le respect mutuel de leurs valeurs propres, grâce à un enseignement des origines communes qui dépasse et transcende les ruptures de l’histoire.
Certes l’enseignement traditionnel des lettres classiques s’est souvent constitué en musée imaginaire coupé de la Méditerranée vivante et vivant assurément toujours ; parallèlement encore, il en est pour oublier que les « comptoirs » ou « déductions » de la Méditerranée d’aujourd’hui sont les banlieues de notre pays et des grandes villes européennes, par le fait de l’immigration. De fait, les enfants issus de l’immigration et venant pour beaucoup de ce coeur ancestral de l’Europe représentent dorénavant des taux très importants des populations scolaires, et incarnent un pan culturel de cette Méditerranée complexe.
Ainsi les langues anciennes constituent-elles un espace de cultures qui est commun à la fois aux Européens indigènes mais aussi aux enfants de la rive Sud, issus de l’immigration et devenant ou devenus européens. La Méditerranée a une longue histoire préalable au christianisme et à l’islam ; la tradition antique appartient à tous les ressortissants des pourtours de la Méditerranée et n’est pas l’apanage de la rive Nord ou de l’Occident. Il n’y a pas un Nord et un Sud séparés par la Méditerranée, la Méditerranée est humainement présente au coeur de nos sociétés européennes.

Or, il est indéniable que la question de l’intégration des jeunes Européens issus de l’immigration repose sur un terrain culturel ; l’appartenance à un monde initial commun, de cultures diverses tout au long des siècles, doit faciliter le dialogue et permettre d’aller de l’avant. Elle a, de la même manière, non seulement évité bien souvent des heurts culturels mais fait assister à des syncrétismes étonnants malgré des écarts manifestes dans les considérations d’ordre théologique. Le monde méditerranéen c’est avant tout la redistribution de figures multiples dans un espace ouvert mettant les langues de culture au premier plan, pour se comprendre et non pas seulement pour communiquer.
Un cours de langues et culture antiques peut être cet espace dialogique où les identités des uns et des autres se définissent dans un jeu de miroirs. Contribuer à construire un sentiment commun originel, fédérateur des sensibilités particulières, intégrer ou réintégrer les valeurs fondatrices du monde méditerranéen, tel est l’enjeu de l’étude des langues anciennes. Les jeunes d’aujourd’hui doivent savoir d’où ils viennent afin de s’inscrire dans une civilisation par le biais de leur culture propre, au delà de leur identité nationale ou communautaire liée par exemple à la religion. Dès lors l’enseignement des langues anciennes se reconstruit dans sa dimension complète, dans ce foisonnement culturel qu’offre la Méditerranée au croisement de l’Orient et de l’Occident ; il fait acquérir un identique partagé tout en ayant le souci de préserver les diversités, religieuses par exemple ; il y a une tradition vivante, commune à toute l’Europe et à tous ses habitants, venant de la Méditerranée.
Cela suppose que l’enseignement des langues anciennes ne repose plus uniquement sur les mêmes objets d’étude, qu’ils soient grecs ou romains. La Méditerranée antique ce n’est pas seulement la Grèce classique et la Rome républicaine, c’est un espace-temps plus large, se prolongeant dans le monde byzantin et la latinité médiévale et tenant compte des relations entre l’Europe et le monde arabo-musulman ; il ne convient plus d’opérer des sélections drastiques dans les textes mais plutôt de faire l’inventaire complet des cultures de la Méditerranée dans leur contiguïté avec le latin et le grec.
Car il existe de façon évidente un creuset commun objectif de valeurs partagées par tous les habitants de l’aire méditerranéenne ; une même civilisation faite d’une foule de diversités réunissait autrefois l’Europe, la Méditerranée et l’Asie Mineure. Cet héritage que la Méditerranée porte toujours en son sein ainsi que l’étude des langues et culture antiques peuvent contribuer à construire une inter-culturalité, non pas dans le cadre d’un simple système qui mettrait en relation des cultures différentes venues d’ailleurs, mais dans la dynamique d’un processus qui favoriserait la prise en compte et la valorisation de tous les éléments culturels qui existent dans chacun des pays de part et d’autre de la Méditerranée. L’enseignement des langues et cultures antiques serait ainsi irrigué par les variétés culturelles que la Méditerranée recèle dans tous ses espaces habités.
Pour cette civilisation méditerranéenne, produit de cultures partagées, c’est par les langues que le partage passe, c’est-à-dire par toutes les langues qui bruissent autour de cette mer depuis des millénaires , partage inscrit dans la langue même, dans les langues anciennes ainsi que dans la démarche interculturelle de traduction qu’elles appellent naturellement. Et c’est en ce sens qu’elles sont en mesure de contribuer à la formation générale de l’individu.
Paradoxalement, c’est parce que ces langues anciennes sont aujourd’hui très lointaines dans le temps, tant dans leur fonctionnement que dans les valeurs qu’elles véhiculent, pour un adolescent originaire de la rive Nord ou de la rive Sud, qu’elles peuvent redevenir familières par la réappropriation d’un passé commun. Ainsi le recouvrement de la mémoire historique des langues antiques grecque, Libyque, punique, latine, berbère … ) peut-il contribuer à faire « parler en langues » l’histoire, non pour les additionner dans un processus cognitif mais pour créer un espace de dialogue leur permettant de tramer leurs fils.
Ce retour aux langues et à la culture antiques, qui ont longuement échangé dans un passé lointain permet d’éviter d’être confronté au soupçon que portent en elles, pour une part, les langues modernes qui furent des langues fréquemment assimilées à des processus de colonisation, tel le français pour le Maghreb. Cette mémoire retrouvée grâce à ce détour par les langues et culture antiques ne saurait ni viser à un métissage qui inspirerait méfiance et perte de soi, car ces langues sont mortes, ni constituer un processus de type identitaire, puisque cette nouvelle mémoire vit de la diversité des langues. Il ne s’agit là que d’un chemin qui passe par les langues autres, étrangères et diverses, espaces de dialogue et de connaissance de soi.

6. Le poids des mots, des phrases et du texte : une école de la recherche

L’enseignement dont nous construisons ici la mise en place ne visera pas à donner une culture générale de l’Antiquité de type encyclopédique. L’accent devrait être mis sur des textes suffisamment forts pour justifier un travail de déchiffrement et d’interprétation. C’est là la chance d’un apprentissage d’une réflexion argumentée procédant de manière expérimentale par hypothèses et par contrôles. Un texte, poétique ou de prose savante, lu en langue originale mais aussi en traductions, ou plutôt à partir de plusieurs traductions, constitue un tout qui demande à être compris pour lui-même. L’étudiant apprendra donc !es modes de la découverte et de l’argumentation, à partir d’un objet délimité, où la pertinence des hypothèses peut être mesurée.
Il sera, par ailleurs, confronté aux diverses interprétations en vigueur. Lire une page de Platon requiert que l’on se demande quel sens peut prendre, par rapport à la vérité que l’auteur semble défendre, le choix du dialogue comme forme. Diverses hypothèses lui seront soumises, et il pourra en mesurer les effets sur la page qu’il analyse. Déchiffrer une scène ou un choeur d’Euripide requiert que l’on ait une idée de l’histoire du genre tragique et que l’on s’interroge sur la validité des représentations qui caractérisent cet auteur novateur.
L’attention portée à la lettre, à son déroulement précis dans un texte, devrait servir non seulement à donner accès à de grandes oeuvres qui ont été déterminantes dans l’histoire de la culture, mais aussi ouvrir des questions générales, de poétique, de philosophie et d’histoire. Ainsi, pour prendre l’exemple d’un texte dont l’interprétation a considérablement enrichi la pensée moderne et lui a permis de constituer et de discuter sa conception du mythe, la Théogonie d’Hésiode. un étudiant prendra conscience de ce qu’est un savoir mythique, une tradition poétique orale, s’il apprend à repérer les surprises que cette oeuvre réserve et à examiner les solutions proposées par la critique. Pour s’en tenir au poème de cette oeuvre, à son ouverture, il pourra se demander pourquoi les Muses, au tout début, chantent des théogonies de caractère plutôt homérique (v. 11-21) qui ne correspondent pas au contenu délivré ensuite par le poème d’Hésiode : quel rapport à la tradition est exprimé par cette dissonance, que fait Hésiode en se démarquant d’une autre tradition et en l’intégrant quand même à son poème ? Un peu plus loin, il sera surpris de lire que les Muses ne chantent pas seulement des vérités, mais aussi des mensonges (v. 27 s.) : le faux n’est donc pas exclu de la puissance des Muses, mais avec quel statut, quel usage dans la Théogonie ? Puis. s’il est vraiment attentif au détail de la lettre, il sera surpris par le fait que, dans l’Olympe, les Muses chantent devant Zeus « ce qui est, ce qui sera et ce qui a été » à savoir la totalité des choses sous sa forme temporelle, avec le présent, le futur et le passé (v. 38).On lui dira qu’il s’agit d’une formule reprise d’Homère (à propos du savoir d’un devin, Iliade 1, 70).Mais comment expliquer alors que, juste avant, elles aient demandé au poète de « célébrer » (le mot est déjà étrange) devant les hommes seulement « ce qui sera et ce qui a été » (v. 32) ? La formule est tronquée et le présent semble oublié. Est-ce insignifiant ? La surprise se redouble quand on voit que, de manière étonnante, il figure au vers suivant, où les dieux sont définis comme « ceux qui sont toujours » (v. 33). On voit là que la traduction habituelle de cette expression par « immortels » empêche d’établir le lien, et de comprendre. Ce sont des détails en apparence infimes, mais qui montrent dans la poésie mythique une réflexion sur le présent : celui des hommes ne compte pas, il est remplacé par l’éternel présent des dieux. A partir de là, une discussion peut être engagée sur la signification de l’humanité dans la perspective d’un tel mythe, seront alors lus les épisodes de Pandore, dans le même poème, puis Les Travaux et les jours, qui problématisent la spécificité de l’existence humaine, etc. Informé, l’étudiant pourra ensuite confronter à ce texte les interprétations générales du mythe par la pensée moderne.
Ou, pour prendre un autre exemple, le lecteur sera frappé par la forte présence de la première personne dans la poésie lyrique de Sappho ou de Pindare. Ce sera d’abord l’occasion d’exposer les conceptions traditionnelles de l’histoire de la poésie et des genres, avec l’émergence de l’individualité sous une forme lyrique selon la conception romantique. Puis, un examen attentif des textes montrera comment ce je est étroitement lié à. la situation de la production orale du poème dans un rite, puis la poursuite de cet examen de la lettre montrera comment les poètes proposent eux-mêmes une réflexion sur ce rite, sur les effets de sens et de nouveauté qu’ils peuvent produire. Il sera alors possible de comparer, en toute connaissance de cause, ces formes de composition avec les lyrismes modernes, Le rapport à la langue, à la tradition est-il le même ? L’individualité de l’oeuvre peut-elle se penser dans les mêmes termes ? En partant d’une connaissance directe de l’expression, on évite les clichés de l’histoire littéraire.
L’étude d’un thème permettra de faciliter cette approche intertextuelle et génétique de chaque texte, tout en élargissant la problématique à l’histoire du vocabulaire, des mentalités et des institutions. Proposer un thème commun à 1’hellénisme et à la latinité offrira l’occasion, trop longtemps retardée, dans nos pratiques souvent cloisonnées, de comparer les deux mondes antiques et d’aborder les problèmes liés à son influence sur la formation des cultures européennes.

Ce texte a été conçu et élaboré à l’initiative de l’Inspection générale des Lettres, dans le cadre de la Commission de réflexion sur les Langues et la culture antiques. Ont plus particulièrement participé à l’élaboration de ce texte :

Jean-Francois Balaudé, professeur de philosophie ancienne, Paris X, Nanterre
Claude Boichot, Inspecteur général
Christine de Buzon, directrice adjointe de l’ENS-LSH,
Pascal Charvet, Inspecteur général des Lettres
Jean-Charles Darmon, directeur adjoint de l’ENS-Ulm
Paul Demont, helléniste, professeur à Paris IV
Michèle Gally, littérature française, professeur à l’ENS-LSH
François Hinard, professeur d’histoire ancienne, Paris IV
Jean-Christophe Jolivet, latiniste, professeur, Lille III
Pierre Judet de la Combe, helléniste, directeur d’études à l’EHESS
Pierre Laumond, professeur de chaire supérieure de Lettres classiques, Lycée Fermat
Philippe Le Guillou, Inspecteur général des Lettres, doyen du groupe des Lettres
Christian Leroy, professeur de chaire supérieure de Lettres classiques, Lycée Henri IV, Paris
François Louveaux, professeur de chaire supérieure d’histoire, Henri IV, Paris
Mathilde Mahé, latiniste, professeur à l’ENS-ULM
Pierre-Marie Morel, maître de conférences, habilité de philosophie ancienne à Paris I
Michèle Rosellini, littérature française, professeur à l’ENS-LSH
Luigi Sanchi, professeur de Lettres supérieures, Lycée Mistral, Avignon
Gérard Salamon, latiniste, professeur à l’ENS-LSH
Cécilia Suzzoni, professeur de chaire supérieure de Lettres classiques, Lycée Henri IV, Paris
Yves Bouchefeu, professeur de chaire supérieure de Lettres classiques, Lycée Clémenceau, Nantes
Patrick Voisin, professeur de chaire supérieure de Lettres classiques, Lycée Barthou, Pau
Arnaud Zucker, helléniste, professeur, université de Nice

Ce texte a reçu l’aval du groupe des Lettres de l’Inspection générale.