Théorie du discours et apprentissage des langues Bakhtine contre les compétences

Imposé dans l’enseignement scolaire par une directive de 2005, le Cadre européen commun de références pour les langues (CECRL) entre en vigueur au lycée à la rentrée 2010 sans qu’aucune enquête n’ait été faite sur son efficacité en collège. Le Ministère est coutumier de ces pratiques : le lobby des didacticiens promeut des réformes dont les conséquences délétères ne sont visibles que dix ou quinze ans plus tard, ce qui entraîne une nouvelle réforme, promue par les mêmes experts dans une fuite en avant effrénée qui mène des cohortes successives d’élèves à un échec toujours plus dramatique. Il est vrai qu’en unifiant les procédures pour toutes les langues et tous les pays de l’UE, le Cadre est utile aux marchands de certification. Mais on se demande pourquoi un instrument dont la seule efficacité pratique concerne la foire aux compétences dans laquelle viennent faire leurs emplettes les DRH d’entreprise est brusquement devenu obligatoire pour l’enseignement. Les auteurs du Cadre commencent par reconnaître eux-mêmes l’évidence : on peut évaluer les compétences linguistiques d’un individu indépendamment de la façon dont il a appris la langue, « sur le tas », dans le cadre scolaire, au cours de stages intensifs, etc. On pourrait même évaluer ces compétences dans la langue maternelle, pourquoi pas [1]? Puis, avec l’hypocrisie qui les caractérise (mais on a l’habitude), ils préconisent une seule et unique méthode d’enseignement : « l’approche par compétences ». Pourquoi l’apprentissage devrait-il se couler dans le moule a priori des compétences évaluables ? Nul ne le sait. Qu’ils aient d’abord affirmé le contraire ne gêne pas nos experts. Que le cadre scolaire soit particulièrement inadapté à cette « approche par compétences » n’a pas l’air non plus de les inquiéter. On aurait pu croire que la référence constante à la pragmatique les aurait amenés à se poser d’abord une question simple : qu’en est-il de la « situation de communication » dans une classe ? Mais non. Compétences, compétences, disent-ils en sautant comme des cabris. Et voilà pourquoi vos élèves sont muets…

Tel qu’il a été publié par Didier, le Cadre se présente sous la forme d’un long document de 192 grandes pages à la typographie très serrée (l’équivalent de 600 pages normales) dont la lecture est un calvaire : listes, sous-listes, sous-sous-listes  et micro-listes où reviennent en boucle les mêmes mots, classés et reclassés dans des rubriques dont on se demande souvent en quoi elles diffèrent, des tableaux et encore des tableaux, eux aussi recyclés à l’infini. Il en existe heureusement une version ultra-courte réservée à l’utilisateur final, ou au lecteur paresseux, et imprimée d’un seul tenant à des fins de maniabilité et de photocopiage. C’est un tableau à double entrée : cinq compétences en ordonnée et six niveaux en abscisse, ce qui fait 30 cases à remplir. On suppose que l’« apprenant » qui, en bout de parcours, est victorieusement passé par toutes les cases, maîtrise les cinq compétences au dernier niveau, appelé C2 puisqu’il y a trois niveaux A, B, C, subdivisés en A1 et A2, B1 et B2, C1 et C2.

Le nombre impair de compétences pose un problème que j’ai été incapable de résoudre. Il y a la production et la réception orales, la production et la réception écrites et l’interaction orale. Pour un motif qui m’échappe, les auteurs du Cadre n’ont pas cru bon de retenir dans leur Tableau l’interaction écrite : en relève pourtant une pratique fort ancienne, celle de la correspondance, aujourd’hui relookée dans l’usage, souvent immodéré, du courrier électronique, des SMS et des « chats » sans compter les interventions dans les blogs, les forums ou les réseaux dits sociaux du type Facebook ou Twiter. Cette absence de l’interaction écrite dans le Tableau, aussi appelé Grille ou Référentiel, de compétences est d’autant plus étrange qu’elle figure bel et bien dans le Cadre lui-même, qui lui consacre les pages 68 et 69. Ces 30 cases – qui auraient donc pu être 36 sans l’ostracisme dont a bizarrement été victime l’interaction écrite – représentent-elles cependant le tout de la langue ? Ou s’agirait-il plutôt du tout des discours ? C’est ici que les embarras commencent – et la lecture, fort malaisée, des 191 pages qui sous-tendent la logique du Tableau n’apporte aucune réponse satisfaisante.

Qu’est-ce en effet que le tout de la langue ? Ce n’est évidemment pas la somme de ces 30 cases – qui auraient pu, ou dû, être 36. Car le tout de la langue est infini et ouvert (on n’a jamais fini d’apprendre sa langue maternelle). Mais il est aussi complet et limité. Que faut-il entendre par là ? La doctrine lacanienne des touts permet de comprendre que l’infini n’est pas l’illimité et que l’ouvert n’est pas l’incomplet. Soit d’abord la fonction y = 1/x. Le nombre des x satisfaisant la fonction est infini. Mais il est limité car la fonction n’est pas vérifiable pour x = 0. Soit maintenant l’exemple du jeu de dames. L’ensemble des dames est fini puisque les pions sont en nombre fini. Mais il est illimité car tout pion peut aller en dame : il n’existe pas de pion qu’on ne puisse damer. Autrement dit, aucune existence ne pose limite à la fonction « damer le pion » alors que, dans l’exemple précédent, il existait une valeur (x=0) qui, en exceptant cet x-là du tout infini des x, faisait limite à la fonction. Dans la fonction y = 1/x l’ensemble des x est infini et limité alors que, dans le jeu de dames, l’ensemble des pions damables est fini et illimité. Lacan avait proposé de garder le mot « tout » pour désigner, selon l’usage courant, les touts limités et inventé le néologisme pastout pour désigner les touts illimités.

Comme les peuples dont elles définissent souvent les frontières, les langues sont des touts infinis mais limités. Il existe en effet de nombreux  mots qui n’appartiennent pas au lexique de la langue (tous les mots étrangers par exemple) et des phrases qui ne respectent pas la syntaxe de la langue – et qu’on dit agrammaticales. De tels mots et de telles phrases s’exceptent donc du tout de la langue, de même que la fonction y = 1/x n’est pas vérifiable pour x = 0.

Il ne faut pas davantage confondre infini et incomplet. Car une langue est toujours complète pour le sujet parlant. Elle existe en effet à partir du moment où l’on dispose d’une différence, c’est-à-dire d’un rapport entre signifiants. Or deux signifiants suffisent pour qu’il y ait rapport différentiel entre eux, comme le montre l’exemple freudien du fort-da. Le petit Ernst n’avait besoin que de ces deux signifiants de la langue allemande pour pouvoir tout dire de son vouloir-dire : contrôler, par le jeu de la bobine envoyée au loin (fort) puis ramenée à lui (da), les départs et les retours sa maman. Sa langue était donc rudimentaire mais complète. Complète mais ouverte puisque, en grandissant, il acquit comme tout petit d’homme des « compétences » bien plus nombreuses. Il n’en reste pas moins que, à chaque niveau de l’apprentissage (par nature infini) d’une langue, cette dernière est toujours vécue comme complète par le sujet parlant, celui que Lacan appelait le parlêtre. Il faut en retenir cette idée, essentielle pour l’apprentissage des langues : quel que soit le niveau où l’on se situe, l’élève doit avoir l’impression qu’il peut tout dire de son vouloir dire. Faute de quoi il ne dira rien du tout.

Tout infini, limité, complet et ouvert, une langue est aussi un tout virtuel, non observable en tant que tel. Qu’en est-il maintenant du discours ? C’est un tout actuel, fini et fermé (il a un début et une fin) mais incomplet car on peut toujours ajouter un énoncé à l’énoncé précédent pour préciser ou modifier son vouloir-dire. Le tout du discours est enfin illimité en vertu du caractère créatif de la langue, qui est au cœur de la grammaire chomskyenne : aucun discours respectant les règles de la langue ne peut s’excepter du tout des discours[2]. En tant qu’il ne connaît pas de limites, le tout du discours est donc ce que Lacan aurait appelé un pastout.

Entre le tout de la langue et le pastout du discours, le Cadre fait tampon. Autrement dit, il empêche l’apprentissage des langues. On pourrait, bien sûr, envisager l’hypothèse contraire : grâce aux descripteurs des performances illimitées et finies du discours, il favoriserait l’acquisition des 5 (ou 6) compétences infinies et limitées de la langue. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. Là où je vois une barrière, d’autres fantasment un accès. C’est le cas des partisans de l’« approche par compétences », mot d’ordre qui sert de titre à un ouvrage de Jean-Claude Beacco, professeur à Paris III et Conseiller Spécial de la Division des Politiques linguistiques du Conseil de l’Europe[3]. Faire du Cadre un obstacle à l’apprentissage implique donc un préalable : écarter la justification qu’en donne Beacco.

L’auteur se propose de « fonder en théorie » les instructions du Cadre. Ce dernier en avait bien besoin. Il se caractérise en effet par l’absence de toute référence d’ordre scientifique. Parmi les grands linguistes, seul Austin est cité en bibliographie, hommage de pure forme puisque les auteurs du Cadre se limitent à signaler la dimension pragmatique du langage[4]. Un peu comme si un mathématicien mentionnait dans sa bibliographie les Eléments d’Euclide pour démontrer que la géométrie existe : on supposait que les lecteurs étaient déjà au courant. Dans sa tentative de « fondation théorique » du Cadre, Beacco s’appuie pour sa part sur la « théorie des genres de discours » de Bakhtine. L’enjeu est clair. Si l’on accepte la théorie de Bakhtine et si la lecture qu’en propose Beacco est juste, les instructions du Cadre permettent de passer du pastout du discours au tout de la langue. Si, au contraire, Beacco comprend sa propre référence théorique à contresens – chose au demeurant fréquente dans les productions langagières des didacticiens – le passage des performances discursives aux compétences linguistiques est obturé par le Cadre.

L’essai de Bakhtine est davantage une esquisse qu’une étude achevée. Au lieu de la prolonger dans toutes ses dimensions, Beacco opère par prélèvements et sépare de son environnement théorique la notion de « genre de discours », défini comme « la forme immédiate sous laquelle la langue donne prise aux locuteurs ». Un genre de discours, c’est par exemple un dialogue familier, un commandement militaire standardisé, une note de service, un bulletin météo, une lettre d’amour, un rapport scientifique, une pièce de théâtre, un roman, etc. Mais Bakhtine assigne une « grande importance théorique » – ce sont ses mots – à la différence entre « genres premiers » (simples) et « genres seconds » (complexes), les genres complexes se caractérisant par l’intégration des genres simples. C’est ainsi que le roman « absorbe » et « transmute » les répliques du dialogue quotidien, les sous-entendus élégants et perfides de la langue des salons, la sécheresse des communiqués officiels ou l’emphase des discours idéologiques. Faute de cette distinction, dit Bakhtine, on sombre dans « la trivialisation propre au behaviorisme linguistique ». C’est bien ce qui se passe dans le Cadre où l’opposition du simple et du complexe disparaît au profit d’un balbutiement empirique illimité : très simple, bref, très simple et bref, simple, assez simple, relativement long, un peu complexe, plus complexe, long et complexe, etc. En la référant au Cadre, Beacco ne fait que dissoudre la théorie dans le behaviorisme. Il la « trivialise ».

Mais il y a plus grave. Beacco ignore, ou fait semblant d’ignorer, ce qui est au cœur de la pensée de Bakhtine et qui s’appelle « attitude responsive active ». Pour le théoricien russe, tout schéma de la communication qui attribue au locuteur un rôle actif et au destinataire un rôle passif relève de la « science-fiction ». Autrement dit, nul locuteur ne se limite à produire un énoncé que l’autre devrait comprendre avant que n’ait lieu, au prochain tour de parole, un échange des places et des fonctions. L’auditeur comprend toujours de façon « responsive active » et le locuteur postulait déjà la réponse à venir, fût-elle « muette » ou « à retardement ». Pour dire les choses dans la langue du Cadre, on ne peut pas séparer la compétence de production et la compétence de réception. Il n’y a que l’interaction. Ajoutons pour notre part que le tout de la langue est exclusivement oral. L’écriture est une invention extrêmement récente alors que la langue est définitoire de l’humanité de l’homme. On peut très bien parler à la perfection sa propre langue maternelle tout en étant analphabète. C’est même le cas le plus courant depuis que l’homme a commencé à peupler la planète. L’écrit ne fait donc pas partie du tout virtuel, infini, complet, ouvert et limité de la langue. Il s’agit d’une codification a posteriori et, pour peu que l’élève maîtrise l’écrit en français, la transcription d’une langue étrangère ne lui posera aucun problème : lorsqu’on parle une langue, on sait la lire et l’écrire si… on sait lire et écrire. Les compétences de l’écrit ne sont donc pas des compétences linguistiques en tant que telles. Il est vrai que Bakhtine inclut toutes sortes de textes écrits dans sa théorie des « genres de discours ». La raison en est évidente : Bakhtine est un théoricien de la littérature, pas un linguiste. Mais si on applique la théorie des genres du discours à l’enseignement des langues, il faut en conclure qu’il n’y a qu’une seule compétence à envisager : l’interaction orale. Exit donc le Tableau à double entrée : la théorie de Bakhtine qui devait, aux yeux de Beacco, fonder l’approche par compétences, la fait imploser.

Il faut noter que l’interaction orale – seule compétence qui entre en ligne de compte dans l’apprentissage des langues – est d’introduction très récente dans les méthodes communicatives. Le modèle utilisé jusqu’ici était tétrapode : production orale, production écrite ; réception orale, réception écrite [5]. Modèle de « science fiction », selon l’expression de Bakhtine, qu’on s’est cependant acharné depuis une vingtaine d’années à imposer aux professeurs d’espagnol au nom des mirobolants progrès de la didactique et dont le résultat le plus palpable est l’augmentation continue du nombre d’élèves incapables de bâtir une phrase correcte. Or l’enseignement de l’espagnol reposait depuis la fin des années 60 sur une méthode révolutionnaire,  baptisée « expression orale spontanée ». Elle consistait à mettre en place, dans le cadre contraint qui est celui de l’enseignement scolaire, les conditions pratiques de l’interaction orale entre les élèves, celle-là même qui s’appuie sur la théorie de Bakhtine et qui a été refusée pendant des décennies par les méthodes communicatives. C’est à cette pédagogie novatrice – et seulement à elle – que l’espagnol doit son immense succès en France. Toutes les autres explications (présence d’immigrés espagnols ou facilité supposée de la langue) qu’on a voulu donner à ce phénomène sont radicalement fausses[6]. L’espagnol a été massivement choisi par les élèves pour une seule et unique raison : en classe d’espagnol on parlait espagnol, ce qui n’était pas le cas en allemand, en italien ou en anglais. Dès la première minute de la première heure de cours les élèves s’exprimaient en espagnol (on dirait aujourd’hui : interagissaient oralement en espagnol) et ne cessaient plus de le faire pendant toute la durée de leur scolarité. Le succès de l’espagnol est celui de l’efficacité d’une méthode pédagogique particulière, « l’expression orale spontanée » de l’Inspecteur Villégier. Pédagogique et non didactique, la distinction est d’importance.

Car, aussi ahurissant que cela puisse paraître, la question de l’efficacité pédagogique est forclose par les didacticiens. C’est Beacco lui-même qui l’avoue, avec naïveté ou cynisme, dès les premières pages de son livre. On ne peut pas, dit-il, comparer l’efficacité des différentes méthodes car trop d’impondérables sont en jeu. Autrement dit, tout est évaluable sauf les évaluateurs. C’est sous une nouvelle forme, la vieille question de Platon qui revient : qui éduquera les éducateurs ? Qui expertisera les experts ? Personne, répondent les experts. Nous sommes au-delà de toute expertise. Superbement ignorée par tous les didacticiens des langues en France et ailleurs, la méthode-Villégier souffre en effet d’un défaut rédhibitoire : elle n’est pas didactisable. Les professeurs débutants la découvraient par compagnonnage, en la mettant progressivement en œuvre d’abord dans la classe de leur conseiller puis en responsabilité. A qui s’adressent donc les didacticiens s’ils ne s’intéressent pas à l’efficacité des méthodes qu’ils préconisent ? Evidemment pas aux professeurs ni aux élèves, vile piétaille dont l’existence ne fait que perturber les belles chimères de la didactique en chambre. Les didacticiens ne parlent qu’aux didacticiens. Mais moins lucides et infiniment plus tristes que les augures de Cicéron, affligés qu’ils sont de cet esprit de sérieux qui fait si bon ménage avec la bêtise, ils n’éclatent pas de rire chaque fois qu’ils se rencontrent.

J’ai liquidé la question des compétences. Il n’y en a qu’une à prendre en compte pour l’enseignement (mais pas pour l’évaluation) : l’interaction orale. Réduit à une ligne unique, le fameux Tableau n’est plus un tableau. Reste le problème des six niveaux. Il faut éliminer les niveaux C1 et C2 qui correspondent, selon les auteurs du Cadre, à l’enseignement supérieur et qui, en outre, ne concernent en rien l’apprentissage des langues : on sait construire un exposé oral ou rédiger un rapport écrit si on maîtrise ces compétences-là dans sa langue maternelle. Si on sait faire une dissertation en français et qu’on connaît l’espagnol, on pourra faire une dissertation en espagnol. Sinon, non. Ne restent donc plus sur mon lit de Procuste qu’une seule compétence et quatre niveaux. Lorsque j’aurai supprimé les niveaux il ne restera qu’une tautologie : apprendre une langue consiste à apprendre une langue dans sa richesse infinie.

Les niveaux du Cadre sont particulièrement inadaptés à l’enseignement scolaire. Si on commence en sixième et qu’on consacre un an à chaque niveau, on a terminé en troisième. Cela ne semble guère réaliste à l’Inspection générale, qui a décidé de réserver les niveaux A1 et A2 au collège et B1 et B2 au lycée, ce qui pose des problèmes de synchronie entre un nombre impair de classes (7) et un nombre pair de niveaux (4). Il y a enfin la question redoutable de l’école primaire. Si on commence le niveau A1 en sixième, les élèves du primaire vont piétiner pendant cinq ans au niveau A zéro. Il s’agit seulement, nous dit-on, de les « sensibiliser » à la différence des langues dans un « but citoyen » : éviter l’ethnocentrisme et la xénophobie. Beau programme ! Cinq ans en-deçà du premier niveau alors qu’à cet âge-là il suffit de mettre les élèves une heure par jour devant une télé pour qu’ils apprennent l’anglais en trois mois ! Le seul résultat de ces instructions est que les élèves sont convaincus qu’apprendre une langue est mission impossible[7].

Et cela continue au collège. Au lieu que les élèves aient, dès le premier jour, l’impression qu’ils peuvent tout dire de ce qu’ils veulent dire, on les confirme dans l’idée qu’ils n’y arriveront jamais. Pire encore : on les oblige à s’auto-évaluer constamment pour qu’ils soient bien conscients de leurs limites et de l’immense chemin qu’il leur reste à parcourir. Comment, dans ces conditions, pourraient-ils avoir assez de confiance en eux pour s’exprimer librement ? A cette erreur pratique s’ajoute une erreur théorique. Car les structures de la langue sont inconscientes et nul être humain n’ouvrirait jamais la bouche s’il devait au préalable choisir ses mots parmi toutes les possibilités qu’offre le lexique de la langue et les organiser dans des phrases selon les règles explicites de sa syntaxe. Remplacer la langue elle-même par les genres de discours ne change pas la donne : si, comme le reconnaît Beacco, un genre de discours est selon Bakhtine « la forme immédiate sous laquelle la langue donne prise aux locuteurs », il ne faut pas mettre illico à la trappe l’adjectif « immédiat » et faire du genre de discours une médiation entre langue et discours dont le locuteur devrait être conscient en classant son discours dans un genre de discours avant de commencer son discours. La méthode-Villégier s’appuyait sur l’hypothèse contraire : la langue est un tout complet, vous pouvez à chaque instant tout dire de votre vouloir-dire. L’apprentissage n’était pas déterminé par les niveaux de l’évaluation, enfermé dans des cases orphelines dont il faudrait franchir une à une les frontières, mais par l’approfondissement infini et continu d’un pouvoir dire, c’est-à-dire d’une compétence linguistique au sens propre du mot : apprendre une langue consiste à apprendre une langue. C’est la grande erreur théorique et pratique du Cadre, à laquelle la référence à Bakhtine ne change rien : on ne peut ni épuiser un à un tous les discours susceptibles d’appartenir à tous les genres de discours ni concevoir la progression en tant qu’ajout d’un entier à la série des entiers précédents comme s’il s’agissait d’accrocher à chaque fois un wagon supplémentaire au petit train des compétences. Comme la langue est un tout ouvert, on ne cesse pas d’approfondir sa maîtrise de la langue. Mais comme elle est aussi un tout complet, cet approfondissement se fait par une réorganisation constante du tout et non par l’addition d’items indépendants les uns des autres : une langue n’est ni une somme de discours ni un inventaire de compétences.

Autre point capital : la méthode-Villégier refusait l’ordre qui va du supposé plus simple au présumé plus complexe par petits bonds en avant, comme s’il fallait sautiller de case en case dans la marelle du Cadre. Les élèves étaient d’emblée exposés à une langue très riche, correspondant aux niveaux C1 et C2 du Cadre, aujourd’hui réservés à l’enseignement post-bac. Dès les premiers jours, ils se trouvaient face à des textes littéraires et à des documents visuels à forte valeur culturelle. Et c’est à leur propos qu’avait lieu une interaction orale illimitée et finie, d’abord très réduite du point de vue du tout de la langue mais ouvrant sur une compétence virtuellement infinie. Autrement dit, les supports relevaient des genres de discours dits « complexes » par Bakhtine, ceux qui intègrent les « genres simples ». Qui peut le plus peut le moins. Si au contraire, on met des années et des années pour aller très lentement du moins vers le plus, on se trouve devant le paradoxe épuisant de Zénon (le lièvre ne rattrapera jamais la tortue) et on dégoûte rapidement les élèves qui, très légitimement, refuseront d’accomplir des efforts considérables pour un résultat éternellement nul. S’il fallait apprendre ainsi sa langue maternelle, aucun petit d’homme n’apprendrait jamais à parler. L’avantage de la stratégie-Villégier était donc double : apprentissage spontané de la langue par l’interaction orale et intérêt culturel des supports. Car contrairement à ce qu’imaginent les experts, les élèves ne sont pas du tout passionnés par leur vie quotidienne – à quoi se réduit pendant plusieurs années l’approche par compétences – mais à tout ce qui pour eux est exotique. Dans le cas de l’espagnol, ils ont toujours été fascinés par les Indiens d’Amérique depuis les civilisations précolombiennes jusqu’aux communautés indigènes d’aujourd’hui. Mutatis mutandis, cela est valable pour toutes les langues vivantes. Et bien sûr si l’on demande à un élève de quoi il aimerait parler en classe, il va répondre : de moi, de ma meuf, de mes potes et de la musique que je kiffe. Mais c’est faux. Au bout de quinze jours, tous les élèves comprennent que leur vie immédiate (j’allais dire leur vie de merde) n’a aucun intérêt, même pour eux, et que la seule motivation possible pour apprendre une langue est de découvrir des mondes qu’ils ne connaissent pas. C’est alors que commence un « amour de la langue » (Milner) fondé sur l’exotisme des mots et des cultures comme l’amour érotique est fondé sur l’exotisme des corps.

Le besoin est l’ennemi de l’amour. Mais l’amour n’est pas chose assez sérieuse pour nos experts en expertise. Ce qui n’est pas évaluable n’est pas sérieux. Et comment pourrait-on évaluer l’amour qui, comme tout ce qui est gratuit (la recherche par exemple), n’est ni quantifiable ni mesurable ? Toute l’ « approche par compétences » est fondée sur l’idée que les « apprenants » doivent « agir » comme des « acteurs sociaux » ayant des « besoins de communication dans la vie réelle ». Il en résulte la méthode dite « actionnelle », qui constitue selon Beacco la « version haute des méthodes communicatives » et qui s’appuie sur la réalisation de « tâches » : rédiger un CV, une lettre de motivation, prendre la parole dans un conseil d’administration, etc. Les auteurs de manuels scolaires se décarcassent pour imaginer des tâches et micro-tâches adaptées à chaque séquence d’enseignement. Peine perdue. Car les élèves ne sont pas des cadres d’entreprise désireux d’augmenter leur « employabilité » par une certification en langues et ils n’éprouvent strictement aucun « besoin » de s’identifier à des « acteurs sociaux » dans « la vie réelle » (comprenez : « économique ») d’un pays étranger. Seul l’amour de la langue peut les motiver et il faut être aussi peu averti qu’un didacticien des choses de l’amour pour imaginer qu’on peut faire les yeux doux à… un « référentiel de compétences ».

Pedro CORDOBA

Université de Paris-Sorbonne

 

[1] . Les raisons pour lesquelles l’« évaluation des compétences » est devenue un mot d’ordre dans tous les systèmes éducatifs du monde méritent une étude approfondie que nous ne pouvons mener ici.

[2] . Chomsky dit, en reprenant les termes de la Grammaire de Port-Royal, que les règles « en nombre fini » de la langue permettent de générer une « infinité » de discours. Nous préférons parler d’un nombre « limité » de règles et d’une « illimitation » de discours en eux-mêmes « finis ». Le caractère « ouvert » et « infini » de la langue concerne essentiellement le lexique et les différents idiomatismes. On devrait y ajouter à notre avis la variabilité phonétique et dialectale (qui peut concerner les règles de grammaire) comme on peut le constater dans les langues sans écriture ou dans celles dont la codification écrite est trop récente pour avoir entraîné une standardisation générale (cas du catalan et surtout du galicien en Espagne, du provençal et surtout de l’occitan en France, etc.). Nous ne pouvons aborder ici le problème complexe du rapport entre écriture et grammaire.

[3] . Jean-Claude Beacco, L’approche par compétences. Enseigner à partir du Cadre européen commun de références pour les langues, Paris, Didier, 2007.

[4] . Il s’agit évidemment de How to do things with words. Chacun sait que cet ouvrage est consacré à la distinction du performatif et du non-performatif, notions qui n’apparaissent jamais en tant que telles dans les compétences du Cadre.

[5]. On ne sait trop quand les experts européens se sont avisés de l’existence de la « cinquième compétence ». Car le CECRL existe depuis 1996 et il n’y avait alors que quatre compétences dont la liste était martelée depuis plus de trente ans par tous les auteurs de méthodes communicatives. La cinquième (et la sixième ?) est apparue comme par art de magie dans la version actuelle du Cadre alors que tout le monde semble avoir oublié la précédente et sans que les auteurs trouvent bon de nous « communiquer » une « information » pourtant fort intéressante : au terme de quelles épuisantes réflexions ces grands spécialistes de la didactique des langues en sont-ils arrivés à ajouter cette « compétence d’interaction », à laquelle ils étaient restés aveugles pendant des décennies alors qu’elle se trouvait au cœur de l’enseignement de l’espagnol et qui, du reste, n’a pas à être « ajoutée » à quelque liste que ce soit parce que c’est la seule qui compte ?

[6]. Les deux grandes vagues de l’immigration espagnole (émigration politique de 1939 et émigration économique du début des années 1960) sont antérieures à l’essor de l’espagnol dans l’enseignement scolaire français. De nombreuses familles venues dans la deuxième vague repartent en Espagne après la mort de Franco en 1975 et elles ne sont pas remplacées. Ce n’est pas le cas de l’immigration d’origine portugaise ni, encore moins, de l’immigration maghrébine. Or ni le portugais ni l’arabe ne sont massivement choisis par les élèves, bien au contraire. Quant à la « facilité » de l’espagnol (qui ne concerne que la phonologie des voyelles), elle aurait dû avoir les mêmes effets dans les autres pays européens, ce qui n’est absolument pas produit.

[7] L’enseignement des langues (i.e. de l’anglais) a été introduit dans le primaire en 2001. Le résultat est effrayant : les évaluations du MEN montrent que les élèves ayant subi cet « enseignement » ont plus de difficultés que les autres lorsqu’ils arrivent au collège ! Deux raisons expliquent cette catastrophe. La première est que les professeurs des écoles massacrent eux-mêmes l’anglais et ne sont pas formés pour l’enseigner (étant donné ce qu’en entend par « formation des maîtres » depuis la création des IUFM cela vaut peut-être mieux). La deuxième, qui nous semble plus importante, est que les élèves sont confinés pendant des années au niveau A zéro. Le temps passe très lentement à cet âge-là. Lorsqu’ils entrent en sixième, les élèves ont passé la totalité de leur vie consciente à « apprendre » une langue qu’ils sont incapables de parler. Ils en tirent lucidement la conclusion qui s’impose : il ne vaut pas la peine de consacrer une minute d’effort à une occupation aussi absurde. Les programmes de 2008 sont plus ambitieux que le Cadre. L’objectif est le niveau A1 en fin de CM2. C’est encore trop peu. Tous les élèves devraient parler couramment anglais bien avant d’entrer en sixième. D’une façon plus générale, il ne faut pas consacrer plus de deux ans à l’apprentissage d’une langue vivante : l’étape suivante relève de l’enseignement en langue étrangère, ce qui est très différent.