Laos, le peuple. Ecclesia, l’assemblée. Ce sont deux mots grecs qui nous occupent. Mais il faut être plus précis. Laos, c’est le peuple en tant que foule, masse non organisée, un tas d’individus particuliers, c’est-à-dire, un ramassis d’idiots, puisque c’est ce que signifie idiotes en grec : un simple particulier, un simplet. Le laos s’oppose donc au demos, qui est le peuple pris dans sa dimension politique. L’ecclesia, elle, c’est l’assemblée ou la convocation du demos, le peuple certes, mais le peuple appelé car tel est l’étymon de l’église : kaleo, j’appelle, d’où clameur, clairon, clarté, calendes, calendrier, nomenclature, concile, proclamation ou chamade, qui ont tous le même radical indo-européen KLE. L’église c’est donc l’appel au peuple, au laos qui, convoqué, devient demos. Quand l’église a le pouvoir, cela a un nom : démocratie.
Puis vinrent les Septante et ils choisirent laos pour dire le peuple de Dieu, car demos sans doute était trop politique c’est-à-dire, paradoxalement, trop laïque au sens courant d’aujourd’hui : humain, trop humain… C’est ainsi que laïque finit par désigner jadis le peuple chrétien, c’est-à-dire l’Église, l’assemblement des hommes à l’appel du Fils. C’est le premier sens du mot laïque dans nos langues, il convient de ne pas l’oublier. Excusez-moi de remonter aux calendes, c’est-à-dire, comme je viens de le r-appeler, à la clameur d’église, au concile divin. Mais nos histoires sont sédimentées dans la langue et il n’y a que des Katherine Weinland pour y voir les couches d’un passé à « dépoussiérer ».
Telle est l’origine du mot laïque : il désigne l’ecclesia, les membres de l’Église ou peuple de Dieu à l’exclusion de ceux qui, ayant entendu un Appel plus pressant, sont devenus clercs, c’est-à-dire – j’y reviendrai – séparés. Clergé régulier, clergé séculier et laïcs, tous membres de l’Église, c’est de là qu’il faut partir.
Vous me direz que les mots ont changé de sens et que laïcité désigne pour nous, aujourd’hui, la séparation du politique et du religieux. Voire. Cette histoire-là aussi est bien ancienne. Ce n’est pas la Troisième République, ni même Condorcet, qui ont inventé la chose. Elle remonte à 586 avant Jésus-Christ, première destruction du Temple. Privés de pouvoir politique, les Juifs ont attendu jusqu’en 1947 pour pouvoir construire, quoi ? un état laïque, le seul de la région avec la parenthèse irakienne, qui n’en a plus pour très longtemps. Pendant 2533 ans, le peuple élu a vécu la séparation du politique et du religieux, non sans souffrances, on le sait. Sans Juges et sans Rois. Avec pour seul appui, la promesse du Livre.
Et les chrétiens eux-mêmes n’ont-ils pas eu pour mot d’ordre la séparation, le partage des Royaumes ? A César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu, parole du Christ. Et qu’est-ce qu’un clerc ? Un séparé par le sort, kleros, par le coup tiré. On est prêtre par un coup du sort, un appel. Kolaphos en grec, colpus en latin, golpe en espagnol, le coup, le couperet, la coupure : c’est l’étymologie de clergé, des séparés à l’intérieur même du laos chrétien.
La confessionnalisation des états contre quoi se sont battus les partisans de la laïcité au sens contemporain est chose beaucoup plus récente. Elle commence dans les années 1560-1570 dans une Europe ravagée par les guerres de religion. Réforme et Contre-Réforme. Cujus regio ejus religio, un autre partage, une autre séparation, politique et géographique (roi et région ont même étymon) pour mettre fin à la guerre civile des religions. Quoi que nous puissions en penser aujourd’hui, ce fut une bonne chose, la meilleure dans le meilleur des mondes, au sens leibnizien bien sûr. Puis vinrent les Lumières (je galope dans l’histoire, ayant peu de temps). Certains pensèrent qu’il convenait de séparer ce qui venait d’être uni deux siècles avant : l’Église et l’État. Pourquoi pas ? La guerre ne menaçait plus entre catholiques et protestants et l’alliance du trône et de l’autel, du sabre et du goupillon, présentait plus d’inconvénients désormais que d’avantages. Mais il est une chose que les plus républicains d’entre nous ne devraient point oublier : l’Europe des États n’existerait pas, faute d’États, s’il n’y avait d’abord eu ce processus de confessionnalisation. Louis XIV, celui qui révoqua l’Édit de Nantes, fut le premier Jacobin.
Tout ce que je viens de dire est histoire faite, finie. Elle ne se répètera pas. Jamais le temps ne revient sur ses pas. Mais il convenait, je crois, de le dire. Car nous parlons de choses qui s’inscrivent dans la longue, la très longue, durée. Il faudrait en retenir au moins ceci : le laos d’aujourd’hui n’est certes plus le laos athénien ni celui des Septante mais il n’est pas davantage celui de Combes ou de Condorcet. La confessionnalité des États n’est plus et, par conséquent, la laïcité à l’ancienne a cessé, elle aussi, d’avoir place dans la polis démocratique. Reste le laos, car c’est toujours lui, le problème. La démocratie peut être détruite, on en a maint exemple. Mais pas la laocratie. Le peuple en tant que laos ne peut être dissous puisqu’il l’est déjà, atomisé, non assemblé par un Appel symbolique. Qui sont aujourd’hui les ennemis du peuple ? Pas l’Église, ni l’État, ni même l’alliance des deux. Peut-être l’islam des banlieues (le risque ne doit pas être exagéré mais il serait imprudent de l’exclure), un islam qui est celui d’un laos de déshérités mais aussi celui des avoirs banquiers du terrorisme. C’est pourquoi il faut espérer que Sarkozy réussisse ce que Chevènement avait entrepris : intégrer l’islam dans la cité. Mais je ne crois pas que l’islam soit l’adversaire principal de la laïcité aujourd’hui. Ce n’est qu’un symptôme du naufrage, un peu plus voyant que les autres. Non, le pire ennemi du peuple, c’est devenu le peuple lui-même, le laos qui est en train de défaire le demos au sein même des démocraties contemporaines.
On commence à peine à mesurer l’impact de la fin du communisme. Repoussoir pour les uns, espoir pour les autres, peu importe. Mais ce qui est sûr, c’est qu’à deux siècles exactement de distance, la chute du Mur de Berlin a répondu à la Prise de la Bastille, bouclant ainsi la boucle de la Révolution. Or la Révolution aura été, au cours de ces deux siècles, la clameur du laos. Un opérateur symbolique qui, comme le montre Milner, a permis pour la première fois de penser ensemble la révolte et la pensée. « Révoltes logiques », avait dit Rimbaud, repris par Rancière. « On a raison de se révolter », clamions-nous naguère, et déjà en vain, aux portes des usines.
Faute de messianisme révolutionnaire, on nous appelle à la grand messe du marché. Y compris dans le domaine religieux : croyances à la carte, au bon plaisir des idiots : je veux bien croire, mais à ma manière, je fais moi-même mes courses au Super-Casino des croyances et compose mon menu : le Golgotha et Katmandou, le christianisme et le bouddhisme, un congelé d’Évangile et un prêt-à-bouffer de réincarnation. C’est cela, l’individualisation des conduites et des comportements, inséparable de la nouvelle démocratie : triomphe du laos, en tant qu’il signifie l’éparpillement du demos. Et ce processus affecte pareillement toutes nos institutions, l’État, l’Église, l’École, les députés et les ministres, les prêtres et les professeurs, progressivement remplacés par les démagogues du sondage d’opinion, les funambules de la foi et les gourous de la pédagogie. Ce processus s’appuie sur l’effondrement des structures symboliques de la culture et promeut le présent sans ancrage d’un imaginaire où l’individu se croit d’autant plus lui-même qu’il ressemble comme une goutte à son alter ego dans le miroir : de là qu’on puisse si facilement passer de l’individualisme au communautarisme, de la certitude de soi à la noyade dans la secte, du mirage de l’identité personnelle à l’illusion identitaire dans un demos d’emprunt.
Il y a aussi un imaginaire de la laïcité et je ne suis pas sûr que nous en soyons tous conscients. Il s’appuie comme tout imaginaire sur un manque à savoir. Ignorance de l’anthropologie, ignorance de l’histoire. Prétendre que l’État ou l’École n’ont rien à connaître d’un religieux qui relèverait des convictions personnelles des individus, est une aberration anthropologique : il est évident que toute religion est, et ne peut être, que publique. C’est un phénomène collectif par définition, le noyau dur des cultures. Et il n’y a que les chrétiens d’aujourd’hui pour y voir, à cause de la problématique du salut individuel, une affaire qui se règle, à l’intérieur de la conscience de chacun, entre la personne et son Dieu : car même les catholiques sont en train de devenir protestants. Prétendre que la loi de 1905 ne laisse en face à face que l’État d’un côté et, de l’autre, une poussière de croyants individuels est une erreur historique. On confond alors la tentative avortée des thermidoriens et la loi de séparation de la Troisième République : car celle-ci ne fait pas de la religion le produit des croyances personnelles des individus, hors institution ; elle range l’institution de l’Église dans la société civile, ce qui n’est pas du tout la même chose.
« On peut tout enseigner », disait Condorcet. Tout ce qui est de l’ordre du savoir, bien sûr. Je ne vois donc pas pourquoi l’école ne devrait pas enseigner les savoirs que, sur le phénomène religieux, l’anthropologie, l’histoire et même la théologie ont permis d’accumuler au long des siècles. On peut discuter des modalités, bien sûr, nous le ferons aujourd’hui. Mais sur le principe lui-même, je ne vois pas en quoi la laïcité de l’école trouverait à y perdre. Bien au contraire. Je pense même qu’il s’agit d’une nécessité d’autant plus impérieuse que l’Église, enfoncée dans la même crise que l’école, semble vouloir renoncer à transmettre son propre savoir.
Tout enseigner oui, mais seulement ce qui est enseignable, des savoirs. C’est-à-dire ce qui se construit contre le sens. Lévi-Strauss l’a bien montré : tout savoir, même le plus primitif, s’est toujours construit contre l’imaginaire du sens. Et s’il y a aujourd’hui une infiltration du religieux dans l’école c’est à l’espéranto sans couleur des pédagogues que nous le devons. Aux gourous de la pédagogie. Je veux parler de cette chansonnette du sens qu’il faudrait donner au savoirs. La dation du sens, tel est aujourd’hui le nouveau catéchisme. Or le sens n’a pas à être donné puisqu’il est du déjà-là, effet imaginaire de l’organisation symbolique des signifiants. C’est du déjà donné pour l’infans. Et ce, dès la première articulation des signifiants de la langue : O-A, le fort-da freudien, celui qui fait sens pour le petit Hans et lui permet de contrôler avec sa bobine les éclipses maternelles. Contrôle aussi imaginaire bien sûr que celui qu’exerce par sa prière ou ses œuvres tout bon catholique sur la grâce de Dieu. Faire du maître un intercesseur, c’est-à-dire un prêtre, chargé de donner à l’élève le sens des savoirs, construire un face à face imaginaire entre le professeur et l’élève tous deux victimes de la fascination du sens, est une opération religieuse en tant que telle. Elle empêche toute transmission des savoirs, puisque le sens ce n’est pas ce dont on manque, bien au contraire. Du sens, il y en a toujours à revendre, il prolifère de lui-même et c’est contre la surabondance du sens que l’humanité a patiemment réussi à construire au long des millénaires cet édifice des savoirs aujourd’hui en péril. Défendre toujours et en toutes circonstances l’autonomie des savoirs, et donc des disciplines, contre la religiosité diffuse de la dation de sens, tel devrait être aujourd’hui le premier objectif stratégique de la nouvelle laïcité. Car le fondement philosophique de la pédagogie du sens n’est autre que la phénoménologie chrétienne de la conscience.
Que nous est-il permis d’espérer ? un trait de lumière dans cette grisaille, la force de penser, dans une configuration non révolutionnaire, la conjonction de la révolte et de la pensée, un opérateur symbolique refondant un demos, un peuple à venir au lieu de ce qui nous afflige : une religiosité sans église ni clameur, l’idiotie d’un laos sans appel. C’était mon appel au peuple. Merci.