PROPOS RETARDATAIRES SUR L’ENFANT CRÉATEUR

[Ce texte de Lévi-Strauss fut rédigé en 1975 suite à une table ronde intitulée « L’école et l’enfant créateur ». Il s’agissait de célébrer le centième anniversaire de l’École alsacienne. Surpris d’entendre en ce lieu les niaiseries pédagogiques se réclamant de Piaget qui ont, depuis, détruit l’école, le grand ethnologue écrivit ces pages prémonitoires que les membres de la Commission Thélot feraient bien de méditer aujourd’hui.]

Une question se pose d’abord : quelle société, autre que la nôtre, s’est interrogée sur ce sujet ? On n’en voit guère, et, même chez nous, le souci d’encourager les dons de création de l’enfant semble d’apparition récente; il date au plus de quelques décennies. Aurions-nous donc découvert soudain les vices d’un système d’éducation traditionnel ? Le nôtre remonte, comme on sait, aux jésuites, et il a pris forme vers le XVIIe siècle. Or, les créateurs n’ont manqué ni à ce siècle, ni aux suivants, et la proportion des individus qui se sont manifestés de façon très précoce fut bien plus grande, alors, que ce qu’on peut voir aujourd’hui. Tant que l’enseignement secondaire se maintint à son apogée, c’est-à-dire dans la dernière moitié du XIXe siècle et au début du XXe, les témoignages demeurèrent rares d’élèves qui se dirent bridés ou étouffés par la formation reçue au lycée. En revanche, beaucoup firent preuve d’une maturité et d’un don déjà créateur qu’on chercherait avec peine chez nos modernes lycéens. Des hommes tels que Jaurès, Bergson, Proust, se sentirent, autant qu’on puisse savoir, parfaitement à l’aise au lycée. En classe de philosophie, de première même, c’étaient déjà des esprits mûrs, des personnalités en pleine possession de leurs moyens. On joue en ce moment une pièce de Montherlant, L’Exil, qu’il écrivit à l’âge de dix-huit ans. Il n’aurait pu le faire si, dès sept ou huit ans, il n’avait entrepris de composer, dans des cahiers qui existent encore, de petits ouvrages littéraires. […].

Sans doute s’agit-il là d’un temps où l’enseignement secondaire, public ou privé, était réservé à une minorité. Mais si l’on étend, comme il se doit, la notion de création à d’autres types d’activité que ceux d’ordre scientifique ou littéraire, on ne voit pas qu’asservi aux règles pointilleuses des anciennes corporations, l’apprentissage technique ou artistique ait stérilisé les capacités d’invention. Il suffit d’évoquer les peintres de jadis, formés à la rude école des ateliers, et l’éblouissante floraison des ébénistes du XVIIIè siècle qui, passés maîtres, ont marqué chacun leur art et leur temps. Bien que transmises par voie d’autorité au fil des générations, les techniques artisanales furent, pendant des siècles, très favorables à la création. Même à ceux dont le nom n’est pas resté attaché à une invention, un style ou une manière, elles permirent de trouver la joie dans le travail, et d’y investir ce que la nature leur avait accordé de goût et de talent. […]

Contrairement à ce que le titre de la table ronde paraissait impliquer, il ne semble donc pas que le problème de l’enfant créateur résulte de l’imperfection d’un vieux système pédagogique. Pendant longtemps le système qui est encore théoriquement le nôtre l’a résolu de façon satisfaisante. Si nous découvrons aujourd’hui qu’un problème se pose, la raison n’en est pas que le système fut mauvais. Il était aussi bon qu’un système collectif peut l’être, mais il s’est détérioré et, pour des raisons extérieures à sa nature, il s’est maintenant effondré. Avant d’être pédagogique, le problème de l’enfant créateur se pose en termes de civilisation. […]

On sait aussi pourquoi, en accueillant une clientèle de plus en plus nombreuse, l’enseignement secondaire a vu sa qualité compromise tant au niveau des maîtres qu’à celui des élèves. Non pas seulement, d’ailleurs, à cause du gonflement des effectifs et des programmes surchargés. La naissance et le développement de ce qu’on appelle la communication de masse ont profondément altéré les conditions dans lesquelles le savoir se transmettait naguère. Il ne filtre plus lentement d’une génération à l’autre au sein du milieu familial ou professionnel, mais se propage avec une rapidité déconcertante dans le sens horizontal et sur des plans entre lesquels apparaissent des solutions de continuité : désormais, chaque génération communique avec tous ses membres beaucoup plus aisément qu’avec celle qui la précède ou la suit. Fidèle encore à l’ancienne formule, l’école se voit débordée de toutes parts et, du fait que la famille a perdu une de ses fonctions essentielles, l’école ne peut plus prolonger cette fonction et l’élargir. Elle n’est plus en mesure de servir, comme autrefois, de relais entre le passé et le présent dans le sens vertical et, dans le sens horizontal, entre la famille et la société.

Plusieurs participants à la table ronde ont souligné avec raison qu’une réforme était nécessaire pour adapter l’école à cette nouvelle situation. Encore faut-il s’entendre sur les causes : ce qui rend la réforme opportune n’est pas que les méthodes traditionnelles furent mauvaises, mais que le contexte social, culturel et économique a changé. […]

Il faudrait donc que nos éducateurs s’improvisent ethnographes d’une société qui n’est plus celle où les méthodes qu’ils ont apprises s’appliquaient. Mais si de nouvelles méthodes permettent d’intéresser l’enfant à ce qu’il fait, l’aident à comprendre et à goûter ce qu’on lui enseigne au lieu de l’apprendre par coeur, la finalité traditionnelle de l’école n’en sera pas modifiée. Pour l’enfant, il s’agira toujours d’apprendre; mieux, sans doute, et de façon plus intelligente qu’il n’y réussissait auparavant, mais tout de même d’apprendre, c’est-à-dire d’assimiler des connaissances et autres acquisitions du passé. […]

Ce n’est pas le plus grave. En effet, on a eu souvent l’impression que, pour d’autres participants et certains éléments du public, c’était, de façon ouverte ou insidieuse, la mission traditionnelle de l’école qu’il s’agissait de contester. Comme si vouloir que l’enfant apprenne constituait à la fois une entreprise inutile et une atteinte à sa liberté; et comme si les ressources intellectuelles et la spontanéité propres à l’enfant se suffisaient à elles-mêmes, excluaient toute contrainte et laissaient pour seul rôle à l’école de ne pas entraver leur libre développement. A l’appui de cette thèse, on a même entendu quelqu’un invoquer les travaux justement célèbres de Piaget. Le maître de Genève en aurait été sans doute fort surpris, car il n’a jamais prétendu que les structures mentales de plus en plus complexes qui apparaissent, selon lui, aux stades successifs du développement de l’enfant peuvent s’organiser et s’ordonner en l’absence de toute discipline externe. D’ailleurs, ces structures ont un caractère formel, et elles resteraient vides et inopérantes si elles ne s’exerçaient sur un acquis de connaissances qu’un des buts de l’école est d’approvisionner.

Mais il y a plus; car on s’aperçoit aujourd’hui que les résultats de Piaget, dont nul ne songe à minimiser l’importance, doivent s’interpréter en fonction d’une problématique assez différente, qui relève de la neurophysiologie. Au moins chez les vertébrés supérieurs, après la naissance et pendant la majeure partie de l’enfance, les structures cérébrales conservent une grande plasticité. Quand on isole des rats nouveau-nés et qu’on place certains sujets dans des cages vides, d’autres dans des cages pleines de jouets (ou ce qu’on suppose remplir cette fonction auprès de rats), on constate, d’après l’autopsie du cerveau, que les projections nerveuses mettant en communication les neurones sont devenues plus riches et complexes chez les seconds que chez les premiers. […] On aurait tort d’interpréter le phénomène sous l’angle du seul enrichissement : en même temps que des connexions se créent, d’autres s’abolissent. Ces procès simultanés de construction et de destruction se poursuivent pendant longtemps. Ainsi s’explique que, contrairement à ce que certaines expériences des psychologues laissaient croire, de très jeunes enfants soient capables d’opérations logiques qu’ils ne sauront plus effectuer deux ou trois ans plus tard et que, par d’autres voies, ils ne récupéreront qu’ultérieurement.

Quand nous nous extasions sur les dons créateurs du très jeune enfant, nous sommes donc, en bonne partie, victimes d’une illusion. Ces dons existent, mais tiennent à la coexistence, pendant cet âge précoce, d’un grand nombre de possibilités encore ouvertes que l’apprentissage et la maturation organique devront plus tard éliminer. Si ces possibles se maintenaient tous, s’ils n’entraient en concurrence les uns avec les autres, si un choix ne s’opérait au sein d’un programme génétique à l’origine très varié, si certaines voies nerveuses ne se développaient et ne se stabilisaient par fonctionnement aux dépens d’autres, le cerveau, et donc l’esprit, n’atteindrait jamais la maturité. On trouvera l’écho de ces recherches dans le très passionnant volume intitulé l’Unité de l’homme (Seuil, 1974) issu d’un colloque récent tenu à Royaumont. Elles n’incitent pas à voir, dans l’activité psychique, le produit de structures qui, mues par un déterminisme interne, s’édifieraient progressivement les unes par-dessus les autres en ordre de complexité croissante, et dont il suffirait de ne pas infléchir ou freiner le développement. Les fonctions mentales résultent d’une sélection, laquelle supprime toutes sortes de capacités latentes. Tant qu’elles subsistent, celles-ci nous émerveillent à juste titre, mais il serait naïf de ne pas s’incliner devant cette nécessité inéluctable que tout apprentissage, y compris celui reçu à l’école, se traduit par un appauvrissement. Il appauvrit, en effet, mais pour en consolider d’autres, les dons labiles du très jeune enfant.

Supposons même que, dans certains cas privilégiés, ces dons se conservent, ainsi qu’on le dit de certains poètes ou artistes. Croit-on que même ceux-là tirent tout de leur seul fonds? Comme si l’on pouvait imputer à Racine cette idée extravagante, j’ai entendu, pendant la discussion qui suivit la table ronde, invoquer la préface de Bérénice à l’appui. Mais faire quelque chose de rien — en quoi Racine dit que l’invention consiste — n’est, en aucune façon, faire quelque chose à partir de rien. Lui-même n’aurait jamais écrit Bérénice ni ses autres ouvrages, si, sur les bancs de l’école, il n’avait appris par coeur Sophocle et Euripide, et si une longue intimité avec les tragiques grecs, les poètes et les comiques latins ne lui avait enseigné, comme il le souligne, à traiter un sujet peut-être mince en lui donnant une force dramatique. On ne crée jamais qu’à partir de quelque chose qu’il faut donc connaître à fond, ne fût-ce que pour pouvoir s’y opposer et le dépasser.

Cependant, les mêmes éducateurs qui trouvent admirable qu’on exerce l’enfant à se battre contre des objets matériels tels que pigments colorés, papier, pinceaux, terre glaise, planches et parpaings, s’indignent qu’on puisse lui demander de réagir, dans une composition française, au texte d’un auteur mort ou vivant, parce que, nous dit-on, l’enfant ne l’a pas lui-même pensé. Comment ne voit-on pas que la situation est la même ici et là ? Dans les deux cas, on invite l’enfant à se colleter avec une réalité ou un ensemble de réalités étrangères, de nature matérielle ou spirituelle; on attend de lui qu’il perçoive d’abord leurs propriétés caractéristiques, qu’il se les assimile; enfin, contre les résistances qu’elles lui opposent — que ce soit pour les manipuler ou pour les comprendre — qu’il fasse oeuvre personnelle en produisant une synthèse originale à partir de tous ces éléments.

La contrainte de l’école, qu’on se plaît à dénoncer, n’est qu’un aspect ou une expression de la contrainte que toute réalité — et la société en est une — exerce normalement sur ses participants. Il est de bon ton de railler ou de stigmatiser la résistance qu’oppose le milieu social aux oeuvres novatrices. C’est ne pas voir que, dans leur stade final, ces oeuvres doivent autant à ce milieu qu’à l’élan créateur qui les pousse à tourner les règles traditionnelles et, le cas échéant, à les violer. Toute oeuvre mémorable est ainsi faite des règles qui mirent obstacle à sa naissance — et qu’elle dut enfreindre —et des règles nouvelles qu’une fois reconnue, elle imposera à son tour. Écoutons sur ce sujet la leçon d’un grand créateur, dans une oeuvre elle-même consacrée à la création : je veux dire Richard Wagner et les Meistersinger, dont je m’excuse de traduire maladroitement le poème

Apprenez les règles des maîtres

Pour qu’elles vous aident à préserver

Ce qu’en vos plus jeunes années

Le printemps et l’amour vous ont révélé.

Et plus loin:

Créez vos propres règles, mais suivez-les.

Qu’il n’y a pas de contestation possible s’il n’y a rien à contester est une lapalissade; mais elle a le mérite de souligner que la résistance et l’effort pour la vaincre sont nécessaires au même titre. Pour que les Fleurs du mal et Madame Bovary pussent exister, il fallut d’abord Baudelaire et Flaubert, mais aussi une contrainte exercée hic et nunc, qui obligeât à des détours par les voies de l’imagination ; sinon, ces voies n’eussent peut-être jamais été ouvertes. Et, en tout cas, elles l’eussent été autrement. Car l’oeuvre créatrice résulte d’un arbitrage et d’un compromis : entre l’intention première du créateur — mais, à ce stade, encore informulable — et les résistances qu’il doit vaincre pour l’exprimer. Ces résistances sont celles qu’opposent à l’artiste la technique, les outils, le matériau; à l’écrivain, le vocabulaire, la grammaire, la syntaxe; mais aussi, à tous les deux, l’opinion et les lois. Toute oeuvre d’art est révolutionnaire, soit, mais elle ne peut l’être qu’en agissant sur ce qu’elle subvertit. […] Le chef-d’oeuvre est donc fait, tout à la fois, de ce qu’il est et de ce qu’il nie, du terrain qu’il conquiert et de la résistance qu’il rencontre. Il résulte de forces antagonistes qu’il compose, mais à la poussée et à la contre-poussée desquelles il doit cette vibration et cette tension que nous admirons en lui.

Ce que la liberté de création non éduquée ni bridée peut produire, nous le voyons dans les maisons, villas ou chalets, plus hideux les uns que les autres, que les gens se font construire à la campagne. […]

Les ethnologues étudient des sociétés qui ne se posent pas le problème de l’enfant créateur; et l’école n’y existe pas non plus. Dans celles que j’ai connues, les enfants jouaient peu ou pas du tout. Plus exactement, leurs jeux consistaient dans l’imitation des adultes. Cette imitation les conduisait de manière insensible à participer pour de bon aux tâches productrices : que ce soit pour contribuer, dans la mesure de leurs moyens, à la quête alimentaire, prendre soin de leurs cadets et les distraire, ou pour fabriquer des objets. Mais, dans la plupart des sociétés dites primitives, cet apprentissage diffus ne suffit pas. Il faut aussi qu’à un moment déterminé de l’enfance ou de l’adolescence une expérience traumatique se déroule, dont la durée varie selon les cas de quelques semaines à plusieurs mois. Entremêlée d’épreuves souvent très dures, cette initiation, comme disent les ethnologues, grave dans l’esprit des novices les connaissances que leur groupe social tient pour sacrées. Et elle met aussi en oeuvre ce que j’appellerai la vertu des émotions fortes — anxiété, peur et fierté — pour consolider, de façon brutale et définitive, les enseignements reçus au cours des ans à l’état dilué.

Instruit, comme beaucoup d’autres, dans des lycées où l’entrée et la sortie de chaque classe se faisaient au tambour, où les moindres manquements à la discipline étaient sévèrement punis, où les compositions se préparaient dans l’angoisse, et où leurs résultats, proclamés sur un mode très solennel par le proviseur accompagné du censeur, causaient l’abattement ou la joie, je ne sache pas qu’enfants, la grande majorité d’entre nous en aient conçu haine ou dégoût. Adulte et par surcroît ethnologue, je retrouve dans ces usages le reflet, affaibli certes mais toujours reconnaissable, de rites universellement répandus qui confèrent un caractère sacré aux démarches par lesquelles chaque génération se prépare à partager ses responsabilités avec celle qui la suit. […]

Enfin, il serait prudent de se méfier des buts qu’on s’assigne ou qu’on assigne, sans avoir précisé au préalable leur contenu. Qu’est-ce au juste qu’un créateur? Faut-il prendre ce terme dans un sens objectif ou subjectif? Le créateur est-il celui qui, de manière absolue, innove, ou celui qui éprouve de la joie à créer pour son compte, même si ce qu’il fait, d’autres l’ont fait avant ou le font aussi bien que lui?

Les sociétés qu’étudient les ethnologues ont peu de goût pour la nouveauté : elles justifient leurs coutumes par l’antiquité qu’elles leur attribuent. Au moins pour celles dont l’effectif démographique ne dépasse pas quelques milliers d’individus et n’atteint parfois pas la centaine, l’idéal — impossible, bien sûr, à respecter — serait de rester telles que, selon les mythes, les dieux les ont créées à l’origine des temps. Pourtant, dans ces sociétés non industrielles, chacun sait créer par soi-même tous les objets artisanaux qu’il lui revient d’employer. Qu’on ne parle pas là d’une imitation instinctive : les plus humbles techniques des prétendus primitifs font appel à des opérations manuelles et intellectuelles d’une grande complexité qu’il faut avoir comprises et apprises, et qui, chaque fois qu’on les exécute, réclament de l’intelligence, de l’initiative et du goût. […] A ces tâches, l’homme se consacre tout entier, il y investit son savoir, son adresse, sa personnalité; de même pour la potière ou la tisserande. Les différences avec l’ouvrage du voisin peuvent être minimes, indiscernables à l’oeil non exercé. Le praticien les remarque, et elles inspirent à leur auteur une légitime fierté.

En voulant faire de nos enfants des créateurs, souhaitons-nous seulement que, comme le sauvage ou le paysan des âges pré-industriels, il sache faire par lui-même ce que son voisin fait aussi, mais dans le respect de normes fixées une fois pour toutes, ou lui demandons-nous quelque chose de plus? On réserverait alors le nom de création à ce qui, sur le plan matériel ou spirituel, représente une innovation véritable. Les grands novateurs sont, certes, nécessaires à la vie et à l’évolution des sociétés : outre qu’un tel talent pourrait — mais nous n’en savons rien — avoir des bases génétiques (excluant qu’il existe à l’état latent chez tout le monde), on doit aussi s’interroger sur la viabilité d’une société qui voudrait que tous ses membres fussent des novateurs. Il apparaît fort douteux qu’une telle société puisse se reproduire et moins encore progresser, car elle s’emploierait d’une manière permanente à dissiper son acquis.

Peut-être avons-nous assisté à un phénomène de cet ordre dans certains secteurs de notre propre culture, celui des arts plastiques en particulier. Affolés par les deux innovations majeures que constituèrent, en peinture, l’impressionnisme et le cubisme se succédant coup sur coup dans le laps de quelques années, hantés surtout par le remords de les avoir d’abord méconnues, nous nous sommes donné pour idéal, non ce que des innovations fécondes pourraient encore produire, mais l’innovation elle-même. Non contents de l’avoir en quelque sorte divinisée, nous l’implorons chaque jour pour qu’elle nous octroie de nouveaux témoignages de sa toute-puissance. On connaît le résultat : une cavalcade effrénée de styles et de manières, jusque dans l’oeuvre de chaque artiste. […]. Que l’évolution récente de la peinture pèse si lourd sur les méthodes pédagogiques qui veulent libérer l’enfant et stimuler ses dons créateurs, est bien pour inspirer quelque méfiance à l’égard de celles-ci.

Revenons donc au sens subjectif, mais mesurons aussi la largeur du fossé qui, dans notre civilisation, sépare l’ambition, même modeste, que ce sens implique, des chances que nous avons de la traduire dans les faits. Il me souvient de l’exaltation de deux jeunes Américaines au cours d’un séjour en France, à la campagne, quand il leur fut révélé que la vanille est une gousse, et qu’à partir d’un oeuf on peut faire soi-même une mayonnaise. Pour elles, ces substances et leurs saveurs respectives relevaient jusqu’alors d’un répertoire anonyme, formé de sachets et de boîtes au contenu desquels elles attribuaient, à quelques dosages près, une même uniformité d’origine. Soudain des connexions insoupçonnées s’établissaient dans leur univers mental, elles se sentaient réintégrées dans un devenir historique. En accomplissant d’humbles gestes, elles prenaient part à une création.

Cet exemple trivial nous fait toucher du doigt le drame de civilisation qui, bien avant de se répercuter en crise pédagogique, est à la racine d’un problème que nous n’avons pu que survoler. Nos enfants naissent et grandissent dans un monde fait par nous qui devance leurs besoins, prévient leurs questions, les abreuve de solutions. A cet égard, je ne vois pas de différence entre les produits industriels qui nous inondent et les « musées imaginaires » qui, sous forme de collections de livres de poche, d’albums de reproductions et d’expositions temporaires à jet continu, énervent et émoussent le goût, minimisent l’effort, brouillent le savoir : vaines tentatives pour calmer l’appétit boulimique d’un public sur qui se déversent en vrac toutes les productions spirituelles de l’humanité. Que, dans ce monde de facilité et de gaspillage, l’école reste le seul lieu où il faille prendre de la peine, subir une discipline, essuyer des vexations, progresser pas à pas, vivre, comme on dit, « à la dure », les enfants ne l’admettent pas parce qu’ils ne peuvent plus le comprendre. D’où la démoralisation qui les gagne, à souffrir toutes sortes de contraintes auxquelles la société et le milieu familial ne les ont pas préparés, et les conséquences parfois tragiques de ce dépaysement.

Reste à savoir si c’est l’école qui a tort, ou une société qui perd chaque jour davantage le sens de sa fonction. En posant le problème de l’enfant créateur, nous nous trompons de sujet : car c’est nous-mêmes, devenus consommateurs effrénés, qui nous montrons de moins en moins capables de création. Angoissés par notre carence, nous guettons la venue de l’homme créateur. Et comme nous ne l’apercevons nulle part, nous nous tournons, en désespoir de cause, vers nos enfants.

Craignons, toutefois, qu’en sacrifiant les rudes nécessités de l’apprentissage à nos rêveries égoïstes, nous ne finissions par jeter par-dessus bord l’école, avec tout ce qu’encore elle représente, et ne frustrions nos successeurs du peu qui reste solide et substantiel dans l’héritage que nous pouvons leur transmettre. Il serait aberrant de prétendre initier nos enfants à la création par les voies de l’art, en recourant à des méthodes pédagogiques inspirées par les fruits illusoires de notre stérilité. Reconnaissons du moins que nous cherchons là une consolation : en faisant de l’enfant la mesure du créateur, nous nous donnons à nous-mêmes une excuse pour avoir laissé l’art régresser au stade du jeu, mais sans prendre garde que nous ouvrons la porte à des confusions bien plus graves entre le jeu et les autres aspects sérieux de la vie. Hélas! tout, dans la vie, n’est pas jeu. Due aux jeunes esprits qu’il nous incombe de former, c’est cette leçon fondamentale qu’on nous invite à taire pour la satisfaction, en vérité bien naïve, de justifier ce qu’on appelle encore art par les exercices attrayants dont, sous couleur de réforme pédagogique, il procure aux enfants l’occasion; exercices auxquels, d’ailleurs, les adultes eux-mêmes peuvent trouver — sans plus — un assez vif agrément.

Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, p. 357-370(Première publication : La nouvelle revue des deux mondes, 1975, p. 10-19)