Le contrat contre la loi

Entretien réalisé par Antonella Corsanii et Maurizio Lazzarato

avec Tiennot Grumbach (extraits)

 

Antonella Corsanii – Dans quelle mesure le projet de « refondation sociale » constitue-t-il un tournant dans l’histoire sociale de la France ?

Tiennot Grumbach – Dans ce pays il faut partir de la quasi inexistence d’un droit contractuel collectif efficace entre 1789 et 1950. Ne pas prendre en compte ce fait c’est se condamner à une lecture idéologique des rapports sociaux et en particulier des rapports entre le mouvement ouvrier organisé et le droit, entre l’action revendicative et sa consolidation par des acquis du droit collectif des relations de travail. Hors la protection étatique de la loi, et jusqu’à récemment, le seul droit qui structure les relations juridiques dans le travail c’est la combinaison du droit de la rupture du contrat de travail dans « l’action prud’homale » individuelle et le droit du conflit, c’est à dire les rapports de droit entre patrons et ouvriers ensuite des grèves.

On le sait bien, la tradition jacobine n’a fait que renforcer celle de l’absolutisme royal et précéder celle du pouvoir napoléonien sur le rôle central de L’Etat et de la Loi que concentrent le code civil et le code pénal. Les principes énoncés par Lacordaire : « Entre le faible et le fort c’est la loi qui libère et l’absence de lois qui opprime », guideront, jusqu’à nos jours, une grande partie de la classe politique. D’où l’extrême confusion des concepts : une grande partie des français croyant que la loi et le droit ne sont qu’une seule et même chose. Comme si le droit étatique, élaboré par le législateur, était l’unique source de droit en dehors de la multiplicité des contrats qui nous régissent au sein de la société civile, comme si dans le domaine social le contrat de travail individuel n’avait pas été la source essentielle de l’élaboration des règles du droit du travail. En comparant les deux articles du Code civil qui, en 1804, organisaient les relations du travail et le Code du travail actuel prescrivant ses milliers de règles dans une succession d’articles techniques et obscurs on ne peut que prendre conscience de la place du droit étatique dans les relations du travail. On ne peut que constater le rapport tutélaire, entre le permis et l’interdit, qu’il introduit « au nom de la loi » et au nom de l’Etat. On ne peut que saisir le rôle éminent que joue l’administration et l’hétéronomie des relations du travail qu’elle induit où l’Etat est partout présent entre les employeurs et les salariés. Ces points sont suffisamment connus et trop souvent dénoncés pour que j’y revienne. C’est le rapport entre les différentes formes de la protection sociale et du droit collectif d’une part et des droits individuels d’autre part que je voudrai tenter d’explorer ici.

On se souvient que l’une des premières mesures prises par la révolution démocratique sera d’interdire les coalitions, la grève, et, par conséquent, de nier l’acteur collectif, qui, en droit, organise l’action revendicative et collective. Dans son idéal rousseauiste, la révolution ne veut voir que le citoyen idéal, égal en devoirs et droits à tous ses concitoyens, pour l’expression de la volonté générale au travers de la représentation nationale. C’est donc le contrat individuel qui structure les relations individuelles. C’est lui le seul standard, le standard minimum. Dans le même mouvement on interdit les corporations et le droit corporatif et collectif qu’il générait. La grève est délit, prescrit la loi Le Chapelier. Disparaissent alors du droit positif l’ensemble des dispositions protectrices de l’organisation collective des relations du travail. Seul le contrat individuel permet de lire le droit de l’assujettissement du travailleur à son maître ou à son patron. C’est à partir de la jurisprudence sur le contrat individuel de travail que se forgera et se stabilisera, jusqu’à aujourd’hui, la doctrine et la pratique judiciaire et sociale de l’application du droit […].

Il s’agit d’un point fondamental pour comprendre comment naît et se développe autour du Medef le projet de refondation sociale. C’est autour de la FFSA (Fédération Française des Sociétés d’Assurance, organisation patronale de la branche), sous l’impulsion de son principal dirigeant Denis Kessler que naît ce projet. Il n’est pas complètement étonnant que son inspirateur doctrinal en soit François Ewald, qui fut, en son temps, considéré comme un Foucaldien de gauche. Dans son ouvrage « L’Etat Providence », Ewald expliquait, avec une rare érudition et un talent certain, les racines historiques de la naissance de la « société assurancielle » à la française. Son analyse révélait, de manière magistrale, la contradiction explosive que recèle le développement du capital en France à l’occasion de la révolution industrielle.

François Ewald, a mis en lumière les contradictions qu’induisait le développement asymétrique du capital. En France, le capitalisme industriel s’est développé par poches sans dominer la société politique. C’est donc au coeur d’une société foncière que se manifesteront les contradictions de type nouveau accompagnant un double développement du capital : majoritairement un capital foncier réactionnaire face à un capital industriel porteur du développement économique. La société conservatrice ne voudra pas ou ne saura pas trouver le moindre compromis avec le mouvement ouvrier organisé dans ses partis et ses syndicats. Elle ne voudra pas moderniser ses conceptions des relations de travail fondées sur le contrat de travail individuel et maintiendra ses archaïsmes en refusant que la négociation collective encadre le droit du contrat.

Pour autant, dans le cadre de ce développement industriel qui bien que dominé ne cessait de prendre de l’ampleur, on perdit progressivement la vision de l’organisation du travail de métier héritée des anciennes corporations. Les formes plus traditionnelles d’organisation collective du travail furent progressivement écrasées au profit de la dictature de l’atelier et de l’usine et de ses formes disciplinaires. Dans le même temps, nous sommes à la fin du XIXe siècle, ce qu’explique très clairement Ewald, c’est que cette phase va aboutir à un phénomène inattendu et de masse : la multiplication des accidents du travail.

Dans une situation dans laquelle il n’y a pas de droits collectifs, il n’y pas d’acteur collectif, il y a, tout d’un coup, un phénomène de masse : des dizaines de milliers d’accidentés du travail chaque année s’ajoutant aux maladies professionnelles. Cette ampleur inouïe des accidents du travail conduisit à une prise de conscience et à une protestation sociale massives qui s’exprimèrent jusque devant les tribunaux à la fin du siècle dernier. En effet, en raison de l’absence de protections collectives, les salariés victimes de ces accidents vont de plus en plus, puisque c’est un phénomène de masse, se présenter devant les tribunaux civils pour demander une réparation indemnitaire de l’accident dont ils estiment l’employeur responsable et coupable.

C’est déjà le débat sur les dégâts du progrès. La recherche de la productivité du côté de l’industriel ; la sécurité et la protection du corps que réclame le travailleur. Ce débat devient politique. Il devient intolérable pour le patronat, car le patronat c’est un système et les patrons sont des personnes qui ne supportent pas de se voir dire responsables personnellement des atteintes aux corps des personnes que le système asservit. Chaque fois que le problème se pose, on constate ce refus des patrons d’assumer les responsabilités du patronat. On l’a vu dans l’affaire du sang contaminé ou encore dans celles moins médiatisées de l’amiante, des éthers de glycol, du saturnisme, de la lèpre du ciment, etc. Le patron, s’il se reconnaît comme capitaliste, se refuse comme empoisonneur. Profiter de l’économie de marché ne signifie pas qu’il veuille accepter d’être désigné comme criminel. « J’ai des enfants, je suis un bon père de famille, je vais à la messe ! ». « C’est pas moi qui ai tué les ouvriers ! » Le débat social ne peut pas durer indéfiniment, il va se transformer en débat parlementaire. Il va durer 18 ans. Un débat parlementaire que François Ewald a remarquablement bien analysé.

Ce débat est très difficile car il remet en cause toute l’idéologie de la révolution française, celle du contrat individuel qui est censé nouer le contrat social. Il faut chercher une forme collective de réponse, il faut contourner la question de la responsabilité individuelle de chaque patron qui conduit à une représentation sinistre du patronat, qui ne peut que dévaloriser le capitalisme à ses propres yeux et aux yeux des autres. Progressivement naît alors l’idée de l’assurance.

La protection sociale contre les méfaits des accidents du travail ne se fera pas directement sous la forme d’une contractualisation entre le patronat et les syndicats, sous forme de convention collective, mais par la création d’un fonds assuranciel qui va socialiser les risques des accidents du travail. C’est la première innovation sociale collective de la société française en direction des travailleurs. On crée, au travers de la gestion d’une caisse d’assurance spécifique, la couverture automatique du risque social. C’est le début d’un paritarisme dans la gestion des caisses. C’est, en même temps, la nécessité d’un débat entre le patronat et le syndicalisme qui se noue par le haut, pour gérer les caisses et non par le bas, pour tenter de négocier les conditions de travail qui permettraient d’éviter le risque des accidents du travail.

La gestion globale du risque c’est la répartition du risque social de l’accident du travail. Il s’inscrit dans le fonctionnement de l’ensemble du système capitaliste qui gère un sous-système assuranciel prévisible donc intégrable dans la gestion. Dans le même moment, on banalise l’accident du travail, puisqu’on en fait une fatalité, incorporée dans les divers paramètres d’une programmation à long terme du risque. Le capitalisme comme capitalisme assuranciel, comme société assurancielle, gère le risque de façon mathématique et financière. On applique, par les techniques de l’actuariat, une projection dans l’avenir qui est une projection toute rationnelle calculable au travers d’une grille de répartition des placements à long terme de capitaux investit par les caisses. Par le biais des accidents du travail et par la gestion paritaire par le haut, on a commencé à mettre en place la répartition des cotisations entre les acteurs de la production. Les salariés par des millions de cotisations mensuelles contribuant avec les industriels et les patrons pour couvrir le risque social des dégâts du progrès. Les syndicats deviennent les partenaires d’une négociation qui, tout en protégeant chaque salarié, ne met pas en cause les bases du système d’exploitation. La mutualisation des risques se fait au travers d’un système syndical centralisé qui, par la complexité même des chiffres et des paramètres traités, ne peut être qu’éloigné des soucis et des revendications quotidiennes des « ouvriers du rang » […].

Voilà qui démontre que le débat sur la société assurancielle n’est pas nouveau. Ce qui est porteur de sens c’est de constater que le débat sur la refondation sociale est porté par la FFSA et que François Ewald, après avoir nourri la réflexion du syndicalisme, alimente les propositions politiques du Medef.

Entre les réflexions théoriques anciennes et l’engagement d’aujourd’hui quels sont les points communs ? On peut retenir que François Ewald a justement retenu cette contradiction entre la socialisation du capital et la « non-socialisation » du travail en France […].

La spécificité de la France repose donc dans la prégnance de cette société assurancielle et son curieux mouvement d’attirance/répulsion envers le syndicalisme, pour gérer l’ensemble des risques sociaux : accepté au sommet pour gérer les risques sociaux et pourtant discriminé et exclu à la base dès qu’il s’agit de prendre en charge la défense des intérêts des travailleurs sur les lieux mêmes de leur assujettissement aux pouvoirs des entrepreneurs et des financiers. Le patronat continue à rechercher sa « grande alliance » avec un syndicalisme de sommet pour programmer cette gestion des risques du travail socialisé, tout en refusant de mettre en cause sa domination sur le travail individuel au nom de « charbonnier est maître chez lui », théorie dite de «  l’employeur seul juge » de l’organisation de son entreprise. Pour le Medef, la « refondation sociale » vise à banaliser un certain nombre de risques, à les socialiser pour les gérer par le haut. […] L’aboutissement intellectuel de toute cette société assurancielle a été poussé jusqu’au risque de non-travail, dans le RMI, assimilé à un risque de travail. Dans une situation de chômage structurel, avec le danger que celui-ci représente pour la société, on a accepté de couvrir le risque non pas par les cotisations mais par la socialisation du risque que représente dans une société un taux de chômage qui a été de l’ordre de 12 %. Il fallut arriver à incorporer ce risque dans le marché par un système qui, pour ne pas être assuranciel, a la même logique, au travers notamment de la CSG et de la CRDS, face au risque collectif du non-travail. C’est donc encore une société très spécifique dans ce rapport à la socialisation des risques en faveur du capital et de sa croissance et face aux conditions générales de l’organisation du travail […].

Maurizio Lazzarato – Comment le projet de la refondation sociale s’insère-t-il dans cette histoire de la société assurancielle ?

Tiennot Grumbach – Le travail de François Ewald (première période) nous a permis de réfléchir sur les raisons de cette surdétermination des relations collectives de travail par le contrat de travail individuel et de nous attacher au nécessaire développement du droit collectif. Le constat de la faiblesse du droit collectif a ouvert, d’abord au niveau de la CFDT et de la CGT et plus récemment de FO, des chantiers de pratique visant à conquérir de nouveaux droits au travers de pratiques sociales de terrain. Cela a commencé par le droit de la représentation du personnel et la protection des élus contre les licenciements. Cette première étape a permis de limiter le droit de « l’employeur seul juge » au profit de garanties collectives. Ce contournement a permis de développer le droit à l’implantation syndicale. Ce débat a été fondamental dans les années soixante-dix après les arrêts Perrier en 1974.

Dans les années quatre-vingt un nouvel acteur collectif a émergé, plus puissamment que par le passé : le comité d’entreprise. […] Au cours des « années quatre-vingt-dix », à la suite des lois Auroux, la pression idéologique de la crise a encore affaibli les dispositifs en faveur du droit collectif en autorisant la mise en place, sans renforcement des prérogatives syndicales, de ce qu’on appelle les clauses dérogatoires à la loi. Le filet de protection de la loi comme standard minima de protection sociale égale pour tous a crevé. La loi a reconnu elle-même la possibilité, dans certaines conditions, de déroger par convention collective au dispositif de protection qu’elle initiait. […] Au fur et à mesure que la loi s’est érodée comme standard minimum est née une plus grande complexité de lecture des relations du travail. La négociation de branche s’est effondrée au profit de la négociation de groupe et d’entreprise […] C’est l’apparition d’un nouveau corporatisme d’entreprise ou de groupe qui pose le problème du rapport entre les travailleurs du « coeur de métier », protégés par l’accord d’entreprise, et les salariés à statut précaire des entreprises de la sous-traitance et de l’intérim. Les formes et le contenu de cette négociation collective sont très différentes de celles qui préexistaient dans la négociation de branche […].

On a donc vu apparaître l’idée qu’il fallait une négociation de nature différente assurant le primat du contrat sur la loi pour adapter en permanence les relations du travail aux inflexions du marché mondialisé. Le nouveau principe de la refondation sociale est tout inscrit dans cette perspective. […].

Les traditions anti-étatiques sont fortes en France et le jacobinisme d’Etat que les socialistes et les gaullistes ont longtemps défendu n’y est pas pour rien. Cela explique l’apparente harmonie entre la CFDT et le Medef sur la logique de la prééminence du contractuel. C’est qu’en effet il n’y a pas que du négatif dans la recherche d’adapter le système de la représentation des travailleurs et dans l’élaboration des normes collectives de l’organisation et du prix du travail. Quand la CFDT soutient que l’imagination sociale a plus de chance de créer des relations du travail moins contraignantes lorsqu’elle vient de la base plutôt que du sommet de l’Etat, elle a raison… La complexité des relations sociales est telle que l’Etat seul n’est pas en capacité de répondre à la richesse du mouvement social et à la diversité des revendications. Il y a une concordance partielle entre la culture autogestionnaire de la CFDT, qui a toujours nié à l’Etat sa capacité de représenter seul la volonté générale, et le projet politique du patronat qui entend s’affranchir totalement des formes juridiques des standards minima que forge la loi. La tradition libertaire rencontre le projet libéral. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire du mouvement syndical. Pour les uns il s’agit de renforcer la surdétermination du social par le marché, pour les autres il s’agit de dégager de nouveaux espaces d’intervention du mouvement syndical. Cette conjonction favorise probablement l’émergence du projet de négociation par le haut de la refondation sociale à partir du primat du contrat sur la loi.

A ce niveau se posent des problèmes assuranciels du chômage, de l’organisation sociale du travail, de la protection sociale, etc. C’est l’émergence du concept, né dans les années quatre-vingt, « d’employabilité et d’inemployabilité » d’une fraction de la population, donc de chômage frictionnel. On accepte que des gens soient inaptes au travail en raison de l’âge, de leur état de santé, de divers critères qui les rendent « inemployables », « exclus » de la possibilité de s’intégrer dans les formes contemporaines du capitalisme. On prend cette allégation comme un constat, comme un phénomène objectivable, comme les accidents du travail de la fin du XIXe siècle. On dit qu’il s’agit d’une fatalité. Dès lors on accepte l’idée qu’il faut faire quelque chose pour « ces gens-là », qu’il faut prendre en compte ce chômage frictionnel dans le calcul économique. Puisque c’est une fatalité, il faut répartir le risque social du « non-travail ». Il faut mettre en oeuvre les projections de l’avenir qui intègrent le « risque social du non-travail  » d’un nombre prévisible d’inemployables.

Jusqu’à présent le syndicalisme c’était la lutte sociale pour la répartition des richesses. Aujourd’hui, le projet patronal de refondation sociale c’est la répartition des risques. […] La répartition ne peut donc se gérer que sur longue période par des projections mathématiques dont les techniques actuariales des assurances ont la maîtrise. Cette rationalité des conditions de calcul à long terme par l’assurance et la réassurance explique, me semble-t-il, la domination du capital financier de la banque-assurance et des fonds de pension anglo-saxons. Les restructurations dans le capital financier européen semblent en être un signe d’évidence comme le fut en France l’absorption de l’UAP par AXA […].

On s’assure de la paix sociale par des techniques d’indemnisation comme on le fit au XIXe siècle. La nécessité d’assurer, comme on l’avait fait alors pour les accidentés du travail, se transfère aux divers «  inemployables » : les accidentés du « non-travail ». La « refondation sociale » implique une projection dans l’avenir, comme le souligne François Ewald, et une confiance partagée dans la méthode de protection des exclus qui nie que la lutte sociale soit le moteur du progrès et que le conflit de logique soit au centre des valeurs du syndicalisme. La contrainte acceptée c’est que les partenaires de la négociation du long terme assurent le calcul rationnel de la protection sociale des exclus, par une répartition des risques à long terme. Il s’agit de mettre en place des systèmes assuranciels qui garantissent ces chômeurs de longue durée contre la misère, quel que soit le motif de ce chômage ou de ce non-travail des jeunes. C’est un pacte négocié de répartition des risques économiques et financiers dans lequel le risque social est considéré comme un risque certain. A partir du moment où c’est un risque certain, on peut le calculer et laisser les formes de la cotisation qui va être demandée à l’ensemble des acteurs sociaux pour participer à la socialisation de ce risque.

C’est donc bien un projet politique qui d’une certaine façon couvre le risque de la misère contre une certaine forme de paix sociale. […].

Cette société assurancielle de répartition des risques c’est une société de paix sociale rationnelle qui étouffe le progrès. Cela ne veut pas dire, bien au contraire, que la négociation collective ne soit pas créatrice de transformations sociales et de progrès, cela veut dire que les partenaires de la négociation doivent être situés chacun dans son propre camp. Ils sont d’abord des protagonistes du social et ne deviennent partenaires qu’au moment de la signature de l’accord, quel que soit le niveau de la négociation. L’antagonisme est toujours au coeur du progrès et non le partenariat social. C’est en ce sens que la pensée/action de Marx est toujours vivante, même si elle doit tous les jours être actualisée. Si le syndicalisme se veut à priori partenaire de cette répartition des risques à long terme, il sera ficelé tant dans la forme de la représentation qu’il a de sa propre fonction dans la société civile, que dans la nécessité où il se trouve de se reconnaître comme un instrument du protagonisme et de la transformation. Autrement dit, le syndicalisme ne peut se passer des valeurs subversives et égalitaires de sa pratique quotidienne et ne peut se satisfaire d’un monde aseptisé, calculé, organisé, pérenne et préétabli. Face à lui, le Medef propose aujourd’hui à l’ensemble de la société un projet politique pacifique et quelque part populaire.

Tel me semble être l’enjeu du projet du Medef/Kessler/Ewald de « refondation sociale ». L’enjeu est de taille. Le Syndicalisme et la société civile sauront-ils trouver les alternatives ? En l’état, il ne semble pas que les perspectives ouvertes par le champ politique permettent d’apporter des réponses crédibles. Il s’agit de la responsabilité de chacune et de chacun de tenter, là où sa militance et sa pratique professionnelle le place, d’élaborer avec d’autres les linéaments d’une réponse collective […].

Il faut se défaire des illusions du tout contractuel

Alain Supiot, Le Monde, mardi 7 mars 2000, p. 17

Loin de désigner la victoire du contrat sur la loi, la contractualisation de la société est bien plutôt le symptôme de l’hybridation de l’une et de l’autre, qui conduit à une reféodalisation du lien social.

Dans la série de conférences organisées par la Mission 2000 au titre de l’Université de tous les savoirs, Alain Supiot, professeur de droit à l’université de Nantes, spécialiste de droit social, a présenté, le 22 février, une communication sur la contractualisation de la société. Nous publions de larges extraits de son intervention.

Ce que nous appelons société est un ensemble de liens de paroles, fixées souvent dans des textes, qui attachent des hommes les uns aux autres. En français courant, on parle de loi et de contrat pour distinguer les deux sortes de liens qui nous tiennent et nous font tenir ensemble : du côté de la loi se trouvent les textes et les paroles qui s’imposent à nous indépendamment de notre volonté, et du côté du contrat ceux qui procèdent d’un libre accord avec autrui. Dire que la société se contractualise, c’est dire que la part des liens prescrits y régresse au profit des liens consentis ou, en termes savants, que l’hétéronomie y recule au profit de l’autonomie (…).

Le contrat s’affirme plus que jamais comme un universel abstrait, qui submerge le cloisonnement normatif des Etats. Mais l’empire du contrat ne peut se soumettre ainsi les Etats qu’en englobant les valeurs concrètes qu’ils abritent. Le plus visible est le mouvement d’universalisation du contrat, qui tend à se soumettre aussi bien les Etats que l’état des personnes. Hier encore garant unique des échanges, l’Etat fait aujourd’hui figure sur la scène internationale d’obstacle aux échanges. Des institutions nouvelles lui disputent ce rôle de garant, dès lors qu’il s’agit de dire la loi des échanges ou de garder la monnaie.

Les institutions internationales qu’un credo économique assure de leur identité et de leur mission (OMC, OCDE, Banque mondiale, Banque européenne, FMI, Commission de Bruxelles) ont acquis l’essentiel du pouvoir matériel (accorder des crédits) et spirituel (propager la foi dans les vertus du libre-échange). Sous leur égide, le contrat aurait vocation à se substituer à la loi, ainsi qu’il est affirmé par exemple dans les dispositions du traité d’Amsterdam (reprises de l’accord social de Maastricht) qui font de la négociation collective entre partenaires sociaux une alternative à la délibération parlementaire. Les organisations chargées du social (OIT, UNESCO, OMS, etc.) n’ont en revanche à distribuer ni argent ni certitudes et ne cessent de réviser leurs ambitions à la baisse.

La dynamique de la contractualisation ébranle aussi certains aspects de l’état des personnes. Cela est évident pour tout ce qui concerne l’état professionnel, avec la crise du statut salarial. Mais l’état-civil proprement dit (le mariage et la filiation) s’en trouve également affecté. La folie guette lorsque l’on en vient à penser exclusivement les personnes sur le modèle de l’unité de compte, comme des particules contractantes non seulement égales mais identiques (interchangeables), et à ne plus percevoir par exemple qu’un homme n’est pas une femme et qu’un enfant n’est pas un adulte.

Mais cette émancipation du contrat vis-à-vis de l’Etat et de l’état des personnes contraint les contrats à prendre en charge les questions dont ils dépouillent ainsi la loi. Avec la contractualisation, les lois se vident en effet de règles substantielles au profit de règles de négociation. Ce mouvement- dit de procéduralisation -transporte dans la sphère contractuelle les questions concrètes et qualitatives qui étaient auparavant réglées par la loi. La contractualisation multiplie par exemple les hypothèses de conflits d’intérêts et donc le besoin d’une déontologie contractuelle fondée sur la considération des personnes concrètes. Elle conduit à une diversification du régime juridique du contrat selon son objet, c’est-à-dire à un pullulement de contrats spéciaux qui nous ramènent à la technique des contrats nommés du droit romain.

Ce monde bigarré des conventions n’a plus l’Etat pour unique garant. L’affaiblissement des Etats ne peut que s’accompagner d’un démembrement de la figure du tiers gardien des pactes, d’où par exemple la prolifération des autorités indépendantes, chargées de la police contractuelle dans un domaine déterminé. Loin des perspectives d’un ordre juridique planétaire unifié par le respect des droits de l’homme et du marché réunis, loin des rêves ou des cauchemars de la mondialisation, cette hypothèse laisse entrevoir un pullulement de références situées, concrètes, et donc une relativité accrue du contrat. Sous le manteau de la contractualisation, se laisse ainsi deviner ce que Pierre Legendre a pu désigner par ailleurs comme une reféodalisation du lien social.

Le contrat, sous sa forme canonique, lie des personnes égales qui ont librement souscrit des obligations généralement réciproques. C’est l’un ou l’autre de ces traits qui fait souvent défaut dans les modernes avatars du contrat, qui ont seulement en commun d’être des accords générateurs d’obligations. Le principe de l’effet relatif des conventions est mis en échec avec le développement d’accords qui, sur le modèle de la convention collective, ne lient pas seulement les personnes contractantes, mais engagent les groupes représentés par elles. Le contrat s’hybride alors de règlement et étend ses effets à des groupes embrassant un nombre indéterminé et fluctuant de personnes.

C’est aussi le principe d’égalité qui peut régresser, notamment dans le cadre des politiques de décentralisation des organisations (publiques ou privées), lorsque le contrat a pour objet de hiérarchiser les intérêts des parties ou de ceux qu’ils représentent, de fonder un pouvoir de contrôle des unes sur les autres, ou de mettre en oeuvre des impératifs d’intérêt collectif non négociables dans leur principe. Du contrat d’insertion aux contrats de plan, des conventions de la Sécurité sociale aux contrats de sous-traitance, les exemples abondent de telles figures contractuelles, en droit public, en droit social, en droit international ou en droit des affaires. C’est enfin la liberté de contracter qui connaît elle aussi des entorses, à chaque fois que la voie contractuelle est imposée par la loi.

Considérées ensemble, ces différentes altérations donnent à voir l’émergence d’un nouveau type de contrats. Leur objet premier n’est pas d’échanger des biens déterminés, ni de sceller une alliance entre égaux, mais d’organiser l’exercice d’un pouvoir. La dynamique du principe d’égalité, qui porte l’Occident depuis deux siècles, conduit à substituer autant que faire se peut le contrat à l’exercice unilatéral du pouvoir, le bilatéral à l’unilatéral, l’autonome à l’hétéronome. Mais, en envahissant les terres de l’hétéronomie, le droit des contrats s’en imprègne et se fait instrument d’assujettissement des personnes. Porté par le principe d’égalité, il investit les lieux d’exercice du pouvoir, mais il ne peut le faire, comme l’a si bien montré Louis Dumont, qu’en englobant son contraire : l’inévitable hiérarchisation des personnes et des intérêts. Au périmètre de l’échange et à celui de l’alliance, le droit des contrats ajoute donc désormais celui de l’allégeance, par laquelle une partie se place dans l’aire d’exercice du pouvoir d’une autre. Deux sortes de contrats, qui se combinent souvent en pratique, incarnent cette figure de l’allégeance : les contrats de dépendance et les contrats dirigés.

Le propre des contrats de dépendance est d’assujettir l’activité d’une personne aux intérêts d’une autre. Le contrat de travail en demeure le parangon, mais la formule qui y a été inventée – la subordination librement consentie – est en perte de vitesse, car la subordination ne suffit plus à satisfaire les besoins des institutions qui rejettent le modèle pyramidal pour la structure en réseau. De facture féodale (comment ne pas penser à la vassalité ?), le réseau n’a que faire de la simple obéissance aux ordres. Il lui faut s’assujettir des personnes sans les priver de la liberté et de la responsabilité qui font l’essentiel de leur prix. Aussi de nouveaux hybrides y fleurissent, qui organisent la libre allégeance de leurs membres au pouvoir d’autrui. Ces hybrides sont déjà bien implantés dans la vie économique (distribution, sous-traitance, intégration agricole, etc.). Ils dominent la culture du management, public ou privé. Mariant la liberté et servitude, l’égalité et la hiérarchie, ils prennent à revers le droit du travail et le droit de la responsabilité et ouvrent la voie à des formes inédites de pouvoir sur les hommes.

Le propre des contrats dirigés est de ne pas viser seulement l’arrangement des intérêts propres des parties au contrat, mais de servir aussi à la réalisation d’un intérêt collectif. Les produits les plus récents de la technologie contractuelle délèguent à ces contrats dirigés non seulement le soin de mettre en oeuvre les impératifs d’intérêt collectif mais de participer à leur définition. Cette technique des contrats dirigés n’est plus le monopole de l’Etat ; elle s’est étendue à la sphère privée sous la forme d’accords-cadres qui définissent des règles d’intérêt collectif, auxquelles devront se plier les contrats entrant dans leur champ d’application. Les contrats de plan, les conventions médicales, les conventions légiférantes introduites en droit social communautaire, sont autant de manifestations de ce dirigisme contractuel d’un nouveau genre, qui associe un grand nombre de personnes, publiques ou privées, à l’exercice du pouvoir. La contractualisation de l’action publique n’est que la manifestation la plus éclatante de cet affermage du pouvoir, qui semble avoir été inventé et expérimenté d’abord dans les entreprises privées.

Le trait commun de tous ces avatars du contrat est d’inscrire des personnes (physiques ou morales, privées ou publiques) dans l’aire d’exercice du pouvoir d’autrui, sans porter atteinte, au moins formellement, aux principes de liberté et d’égalité. L’essor de ces liens d’allégeance s’accompagne d’une transgression de notre distinction du public et du privé et d’une fragmentation de la figure du garant des pactes. Il faut donc se défaire des illusions du tout-contractuel. Loin de désigner la victoire du contrat sur la loi, la contractualisation de la société est bien plutôt le symptôme de l’hybridation de la loi et du contrat et de la réactivation des manières féodales de tisser le lien social.

Mieux vaut prendre acte de cette reféodalisation et s’efforcer de la maîtriser, plutôt que de la nier et de cultiver la foi en un avenir radieux où nous serions affranchis de toute loi, hors celles de la science. Car cette foi a été, depuis deux siècles le ferment de la négation de l’Homme. Elle demeure aujourd’hui le ventre fécond de monstruosités inédites. L’horreur ne se répète pas, elle se renouvelle, si bien que les lignes Maginot de la mémoire ne suffisent pas à prévenir son retour. Il faut aussi maintenir solides les ficelles du droit, sans lesquelles ni l’Homme ni la société ne peuvent tenir debout.