C’est en tant que psychologue exerçant à l’école primaire et comme représentant, ici, l’AFPS que je souhaiterais attirer votre attention sur la manière dont est aujourd’hui traitée la question des difficultés d’apprentissage de la lecture que rencontrent certains enfants. Le problème est important car ses conséquences ne résident en rien de moins qu’une déprofessionnalisation des enseignants et, de manière plus large, des acteurs de l’école, parmi lesquels les psychologues et les intervenants des réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED).
On n’a jamais autant parlé de dyslexie qu’aujourd’hui. La définition de ce trouble est, cependant, rien moins qu’établie. Les différentes classifications internationales (DSM-IV, CIM-10, CFTMEA) n’usent d’ailleurs pas de ce terme, lui préférant l’expression de troubles des apprentissages, par exemple. De plus, on amalgame abusivement ce qui relève d’un processus général de développement ‘ le langage oral ‘ et ce qui nécessite un apprentissage ‘ le langage écrit. La récente circulaire publiée au BOEN du 7 février 2002 ‘ Mise en oeuvre d’un plan d’action pour les enfants atteints d’un trouble spécifique du langage oral ou écrit ‘ le manifeste clairement. Sa conséquence ultime pourrait être de reléguer les élèves concernés dans le champ du handicap.
S’il est vrai que l’école primaire peine aujourd’hui à faire accéder tous les élèves qu’elle accueille à la maîtrise de la lecture et de l’écriture, il convient d’interroger la manière dont l’institution prétend répondre à ce problème. Quelles prescriptions sont faites, de ce point de vue, aux agents de l’Education nationale ? On leur demande de repérer les élèves présentant des signes d’alerte, le dépistage consécutif étant confié au médecin scolaire. Ce qui est important, c’est que cette procédure soit aujourd’hui systématisée. L’école ‘ c’est-à-dire les enseignants avec le concours des psychologues, des maîtres spécialisés et des médecins scolaires ‘ a, en effet, su jusqu’à présent orienter vers les orthophonistes ou les services de soins spécialisés ceux des enfants qui paraissaient devoir en bénéficier. Mais, en généralisant les procédures de dépistage, on risque de changer le regard qu’on porte sur eux. Ainsi, une expérimentation menée en Gironde en 1999-2000 tend à montrer que c’est près de 20 % d’une population qui seraient concernés. Le résultat est édifiant, les enfants » à risques » sont ceux qui connaissent des perturbations sociales et familiales notamment, ceux qui ressortent fatalement de toutes les études statistiques, les enfants issus de milieux défavorisés.
Cette fraction importante de la population représente, cependant, une manne pour le secteur libéral, avec un évident transfert de charge de l’Etat vers la sécurité sociale. Et ce, alors même qu’aucune étude scientifique n’a, à l’heure actuelle, validé un quelconque schéma thérapeutique (cf rapport 1997 de l’ANDEM) ! C’est la raison pour laquelle on ne saurait admettre le raccourci vertigineux qu’opère le ministère de l’Education nationale en invitant les enseignants à » repérer » pour que des personnels spécialisés ‘ extérieurs à l’école puisqu’aucune volonté de recours à ceux qui existent à l’interne ne semble exister ‘ dépistent, diagnostiquent et soignent. Ce faisant, en effet, le ministère démet l’enseignement de sa fonction.
On aura négligé, au passage, les effets non attendus que cette procédure est susceptible d’induire : en termes d’estime de soi pour les élèves, en termes de déprofessionnalisation pour les enseignants, amenés à externaliser une de leurs missions essentielles et à renier le principe de transmission culturelle aux élèves.
Par ailleurs, envisager le problème de cette manière revient à considérer les élèves comme potentiellement porteurs d’un trouble et, à ce titre, relevant d’un enseignement spécialisé. Les circulaires en préparation, relatives au champ de l’adaptation et de l’intégration scolaires, choisissent clairement cette voie en prévoyant que puissent être orientés en CLIS des élèves présentant des » difficultés cognitives électives » alors que ces classes étaient, jusqu’à présent, prévues pour accueillir des enfants présentant exclusivement un handicap mental. Une telle option est un mauvais coup porté à l’école puisqu’elle revient à rechercher chez l’enfant seul, éventuellement identifié à son appartenance sociale, les raisons de son échec, en occultant le rôle déterminant du contexte scolaire dans les apprentissages.
Enfin, nous sommes très attentifs à la manière dont certains groupes de pression, associant dans des alliances de circonstance des professionnels de la santé et des parents parfois instrumentalisés par les premiers, utilisent cette brèche. La fibre émotionnelle est, ainsi, sollicitée trop souvent pour revendiquer ‘ à grand renfort de médias – des mesures d’exception pour des catégories d’enfants de plus en plus diverses : dyslexiques, hyperactifs et même enfants précoces. Il semble que cette évolution, pour n’être pas explicitement encouragée, trouve actuellement une écoute complaisante dans les antichambres du pouvoir politique et administratif. Elle est dangereuse pour l’école car elle favorise son éclatement et légitime une vision étroitement utilitaire de sa mission. Sommes-nous, de ce point vue, d’ores et déjà rendus à une école devenue une arène, comme le suggère la métaphore utilisée par une députée à propos du dépistage à l’école maternelle : » dès que les petits coureurs s’installent dans leurs starting-blocks » (Assemblée Nationale, questions orales, 25 mai 1999) ? Nous espérons que non mais une réaction s’impose. C’est pourquoi notre association projette d’organiser, en octobre prochain, une journée de colloque à l’Université de Lille III, dont le titre provisoire est Lecture pour tous dans une école pour tous. L’un de ses objectifs principaux sera de rappeler que l’école reste l’espace fondamental où se réalisent les apprentissages, à l’intérieur d’une relation pédagogique entre un maître et ses élèves. Nous essaierons, à cette occasion, de montrer sous quelles conditions l’école est capable de manifester une utilité sociale qui lui est aujourd’hui contestée.