Les Cahiers de Reconstruire l’école : numéro 9

Il y eut le coup du parapluie bulgare et celui du pastis empoisonné. Mais les barbouzes ne sont plus ce qu’ils étaient. Le KGB a cessé de chasser les dissidents sur nos terres, il n’y a d’ailleurs plus de dissidents dans la Sainte Russie ressuscitée, juste une guerre entre mafieux. Le pape peut dormir sur ses deux oreilles, plus personne ne veut le zigouiller, Foccart est mort, sa cellule africaine a disparu et même le Mossad ne se porte plus très bien.

Les temps sont devenus consensuels et l’invitation au suicide a remplacé les tueurs de l’ombre. On agit aujourd’hui en plein jour, sous le feu des projecteurs, dans une ambiance de défilé de mode sur la passerelle d’un grand couturier. Signe d’un changement d’époque : le DRH de L’Oréal est nommé rue de Grenelle et distribue généreusement ses poudres et ses fards, ses parfums, ses laques et ses brillantines. L’heure est donc aux soins cosmétiques. Effacer les rides de l’Education nationale, trop vieille dame, voilà le mot d’ordre. Et tant pis si en acceptant ce coup de jeune, la vieille dame signe son testament. On ira cracher sur sa tombe.

Autre cosméticien, copain comme cochon avec le précédent : le directeur d’une moyenne école, pas scientifique pour deux sous. Il a écumé les ZEP à la recherche d’un peu de couleur pour son fond de teint. Et il prétend que les vraies grandes écoles doivent utiliser sa pharmacopée. 30% de boursiers, voilà un mot d’ordre clair et mobilisateur. Et tant pis si, dans cette opération, le niveau plonge à Normale Sup ou à Polytechnique. Mais gageons que ces dernières seront épargnées : la France peut encore les faire figurer dans son « book » au célèbre « casting » de Shanghai.

Il fut un temps où les boursiers ne faisaient pas baisser le niveau, bien au contraire. Mais c’est loin, si loin, pensez donc : c’est l’époque où Albert Camus, ayant réussi le concours des bourses, était admis en sixième. Et ça fait si longtemps qu’il est mort, lui aussi… Il faut d’ailleurs songer à le panthéoniser celui-là. Un peu d’encens sur la révolte et il n’y paraîtra plus.

Richard Descoings, toujours lui, a fait une réforme « cosmétique » des lycées. C’est ce que proclame avec enthousiasme le choeur unanime des journalistes, eux aussi experts en cosmétologie consensuelle et grands tresseurs de louanges aux vedettes du jour.

La première tentative, sous le prédécesseur de Monsieur L’Oréal, avait échoué : trop brutale, elle avait mis les lycéens dans la rue. Très mauvais, ça. Il faut innover, ravaler, moderniser et rajeunir mais sans « braquer les jeunes ». Trop incontrôlables, ceux-là : ils risqueraient de briser le consensus. On a donc appelé à la rescousse le caresseur de têtes blondes (ou moins blondes) dans le sens du cheveu. Et il a sorti son bâton de rouge et son rimmel. On rabiote une petite demi-heure par ci, une petite demi-heure par là. Et on ajoute beaucoup de remédiation et beaucoup d’individualisation, de la transversalité à tous les étages, des projets à la place des cours, des compétences à la place des savoirs. Les parents sont heureux, leurs gosses sont rois. Ils deviendront tous artistes et célèbres, footballeurs, guitaristes et chanteurs, le rêve.

Quelques vieux profs protestent, des qui veulent pas comprendre, des coincés, des aigris : rétifs à la cosmétique. Heureusement, ils partent peu à peu à la retraite et on n’en remplace qu’un sur deux. Ca leur fera les pieds, ces empêcheurs de maquiller en rond. Bientôt on n’en aura plus besoin du tout. On les remplacera par des tableaux interactifs et des MP3. On appelle ça la « baladodiffusion des savoirs », fallait le trouver : plus tendance, tu meurs. En attendant ce jour béni, les nouveaux profs, on se charge de les recruter avec le bon profil. Et pour cela, il suffit de réformer les concours. C’est ce qu’on appelle la mastérisation, un truc si compliqué que le Ministère lui-même n’y comprend plus rien et pond des textes au JO qui se contredisent dans les grandes largeurs. Aucune chance pour que ça émeuve les foules. Il y a bien sûr, les universitaires, chargés d’avaler cette couleuvre qui passe mal. Eux, ils ont compris et l’ont montré l’an dernier. Mais on a eu leur peau. Et ils rentrent peu à peu dans le rang. Par bêtise, par lâcheté ou par lassitude. Et même ceux qui continuent à protester, on ne les entend plus. Le rêve, vous dis-je.

Quand tout cela sera fini, il n’y aura plus d’école. Mais la façade sera jolie et à l’intérieur tout le monde aura droit à son nécessaire de voyage, plein de produits de beauté. Le mérite est synonyme d’injustice puisqu’il empêche la réussite de tous : c’est encore une cosméticienne qui a trouvé ça, Marie Duru-Bellat, sociologue de son état. Or au pays des magiciens de la cosmétique, la réussite est… un droit. La solution est toute trouvée : le tape à l’oeil et le glamour.